L’art de la main : s’affranchir de l’omniprésence des machines
Interview de Philippe Giraud
Tailleur de pierre, sculpteur, restaurateur de monuments historiques, et président de l’association « Les Ateliers d’Héphaïstos »
À l’occasion de la Fête des métiers d’art à la Cour Pétral, Philippe Giraud explique sa conception de l’art manuel, enrichi par la réhabilitation des anciens savoir-faire et de l’esprit des bâtisseurs d’autrefois.
Revue Acropolis : Vous êtes le président des « Ateliers d’Héphaïstos ». Quel est le but de cette association ?
Philippe Giraud : Les Ateliers d’Héphaïstos, c’est une association, loi de 1901, regroupant des professionnels qui cherchent à renouer avec une manière plus traditionnelle de travailler en s’affranchissant d’une utilisation systématique de la machine. Parallèlement, nous cherchons à retrouver dans le travail un état d’esprit qui se résume dans la devise « se construire en construisant ». Tout en réalisant un objet matériel concret, il s’agit d’avoir une démarche sur le plan des valeurs humaines. Comme dans les arts martiaux d’Orient qui sont généralement sous-tendus par une philosophie, nous considérons que nos métiers artisanaux constituent véritablement la « voie de la main » transmettant non seulement un savoir-faire mais aussi un savoir être.
Revue A. : Pourquoi s’affranchir de l’utilisation systématique des machines ? Quelle est la problématique de leur utilisation ?
P.G. : Le fait de travailler au moyen de machines nous prive du plus bel outil qu’est la main de l’homme ; même les robots les plus sophistiqués ne peuvent atteindre la subtilité que permet la main de l’homme. Par exemple, quand on cueille une framboise, on doit trouver la pression juste pour ne pas écraser le fruit. La main est un outil à la fois sensitif, récepteur et actif. Ne plus utiliser la main nous éloigne d’une forme d’intelligence. Les neurosciences ont démontré que l’utilisation de la main, capable de réaliser des mouvements d’une extrême complexité, développe des zones précises du cerveau et une forme très fine d’intelligence.
De plus, les machines ne sont pas favorables à la création d’un esprit d’équipe qui est pourtant la base de l’apprentissage des liens sociaux.
Pour se protéger les oreilles du bruit des machines, on doit s’équiper d’un casque anti-bruit, pour les yeux des lunettes et pour la poussière un masque respiratoire. Toutes ces protections placent les ouvriers dans des « bulles d’isolement » qui empêchent leurs relations aux autres. Autrefois, dans un chantier, on avait coutume de chanter ; y aurait-il une relation étymologique entre ces deux mots : chant et chantier ?
Aux Ateliers d’Héphaïstos, on chante souvent au rythme des outils, orchestre de percussions aux sons multiples !
La machine et les progrès technologiques nous font considérer que seul le résultat du travail est important. On ne s’intéresse pas à l’état d’esprit, ce en quoi le travail permet à l’humain de se réaliser. Le but du progrès continuel des machines est que la réalisation soit faite le plus rapidement possible, que ce soit le plus efficace, le plus rentable possible. Par conséquent, on oublie le fait de se construire et, au lieu de se concentrer sur la qualité du geste, on est obnubilé par le résultat de l’action.
Inversement, si on travaille à la main, l’efficacité nous impose concentration et attention : alors peuvent se dégager puissance et enthousiasme.
Quand on travaille de ses mains, son propre corps est le moteur, et si l’effort est bien dosé la santé profite de cette activité physique. En résumé, le fait de travailler à la main semble répondre à une dimension humaine du travail.
Revue A. : En somme, vous voudriez instaurer un nouvel état d’esprit dans le travail manuel ?
P.G. : Nouveau ou ancien, car il s’agit de remettre au goût du jour l’esprit des confréries de bâtisseurs telles qu’elles existaient, où l’on trouvait un savoir-faire extrêmement pointu mais aussi un savoir-être. Je pense, par exemple, au livre de Christian Jacq, La place de vérité (1) qui parle des artisans de l’ancienne Égypte. Il évoque une manière de vivre et d’œuvrer ensemble, mais aussi la capacité de se relier au sacré et à l’invisible.
Il ne s’agit pas de pratiquer une religion particulière. Se relier à l’invisible, c’est d’abord se relier à la nature, s’émerveiller de ses mystères et de sa beauté, respecter ses matières et en comprendre les lois. Par exemple, la pierre que je travaille en tant qu’artisan tailleur de pierre est le témoin d’un âge où l’homme n’existait même pas sur terre et cette prise de conscience permet de nous sentir à la fois partie d’un grand œuvre et un tout petit maillon dans cette chaîne de la création. Prendre conscience de cela nous fait nous sentir humains, dans l’esprit des peuples premiers, au lieu de la vision moderne de dominateurs et maîtres de la nature.
Nous devons aussi nous préoccuper des savoir-faire qui sont en train de disparaître parce que chaque machine qui est inventée (déjà depuis le XIXe siècle !) fait perdre à l’homme un geste particulier qui finit par être oublié.
Notre démarche se situe dans la lignée de toutes les initiatives de préservation du patrimoine immatériel, pour mettre en place ce que l’on pourrait dénommer un « conservatoire des gestes manuels ». Chaque année nous organisons une « Fête des métiers d’art ». À chacune de ces occasions de nouveaux outils, de nouvelles expériences et rencontres nous permettent de remplacer une machine par un outil qui pourra s’animer avec de l’énergie humaine : ni nucléaire, ni fossile, la force des bras est par excellence une énergie du développement durable ! C’est, quelque part, l’esprit de la permaculture transposé dans l’artisanat.
Avant l’apparition de l’industrie, chaque ville ou village était tel un orchestre symphonique où pouvaient œuvrer dans la complémentarité les outils de tous les métiers, du délicat luthier au puissant forgeron.
La complémentarité vivante permettait de vivre consciemment la mystérieuse alchimie de l’unité à travers la diversité.
Revue A. : Quels sont vos projets ?
P.G. : Notre association a le privilège d’être hébergée dans l’espace d’une ancienne abbaye qui a une histoire, et qui nous offre l’opportunité de pratiquer des actions de chantier de restauration dans l’esprit des Monuments historiques. Nous prolongeons également la restauration par des créations architecturales avec des ouvrages tels que mosaïques, vitraux, cheminées ou niches en pierre de taille, ainsi qu’une grande bibliothèque en chêne dans le respect du style du XVIIIe. Ce sont certes des créations, mais sans rechercher l’originalité propre à l’art contemporain. Les œuvres créées et rapportées au bâtiment prennent une place cohérente et harmonieuse, laissant à penser qu’elles sont de l’époque de sa construction.
En effet, la subtilité d’un artisan d’art est souvent de réussir à rétablir une unité harmonique pour qu’il n’y ait pas d’opposition, entre les éléments anciens et l’élément rajouté. Parallèlement à nos chantiers et journées portes ouvertes, nous continuons à tisser un réseau avec les artisans du Perche qui sont sensibles à cette approche, celle de réveiller la main pour travailler l’humain…