L’art de la mémoire dans l’Antiquité
Il est étrange que l’art de la mémoire qui a influencé la culture occidentale durant plus de deux mille ans soit largement tombé dans l’oubli. On connaît tout au plus l’expression « palais de la mémoire », le plus souvent associée aux philosophes de la Renaissance comme Giordano Bruno, alors que c’est une discipline qui prend racine dans l’Antiquité gréco-romaine.
Les découvertes actuelles des neurosciences sur le fonctionnement de la mémoire remettent au goût du jour ces connaissances antiques.
Une discipline inventée par les Grecs
L’art de la mémoire fut inventé au Ve siècle avant J.-C par le poète grec Simonide de Céos, puis développé par l’illustre Cicéron, le rhéteur et pédagogue latin Quintilien, et par un maître de rhétorique romain inconnu, auteur de l’ouvrage Ad Herennium.
Le plus ancien témoignage nous vient de Simonide de Céos (556 environ à 468 avant J.-C.), un des poètes lyriques grecs les plus admirés. On l’avait surnommé l’homme « à la langue de miel », car il brillait surtout par la beauté de ses images. Il est connu pour une anecdote racontée plus tard par Cicéron et reprise par de multiples auteurs.
La voici : Au cours d’un banquet donné par un noble de Thessalie qui s’appelait Scopas, le poète Simonide de Céos chanta un poème lyrique en l’honneur de son hôte, mais il y inclut un passage à la gloire des jumeaux célèbres de la mythologie grecque, Castor et Pollux. Un peu plus tard, on avertit Simonide que deux jeunes gens l’attendaient à l’extérieur et désiraient le voir. Il quitta le banquet et sortit, mais il ne put trouver personne. Pendant son absence, le toit de la salle du banquet s’écroula, écrasant Scopas et tous ses invités sous les décombres. Les cadavres étaient à ce point broyés que les parents venus pour les emporter et leur faire des funérailles étaient incapables de les identifier. Mais Simonide se rappelait les places qu’ils occupaient à table et put ainsi indiquer aux parents quels étaient leurs morts. Castor et Pollux, les jeunes gens invisibles qui avaient appelé Simonide, avaient généreusement payé leur part de l’éloge reçu de Simonide, en l’attirant hors du banquet juste avant l’effondrement du toit. Et cette aventure suggéra au poète les principes de l’art de la mémoire, dont on dit qu’il en fut l’inventeur. Il remarqua que c’était grâce au souvenir des places où les invités s’étaient installés qu’il avait pu identifier les corps, et comprit qu’une disposition ordonnée est essentielle à une bonne mémoire.
Cicéron commente ce récit et explique que « pour exercer cette faculté du cerveau, doit-on, selon le conseil de Simonide, choisir en pensée des lieux distincts, se former des images des choses qu’on veut retenir, puis ranger ces images dans les divers lieux. Alors l’ordre des lieux conserve l’ordre des choses ; les images rappellent les choses elles-mêmes. Les lieux sont les tablettes de cire sur lesquelles on écrit ; les images sont les lettres qu’on y trace. » Cicéron, De oratore.
L’art de la mémoire à Rome
Dans le sillage de Cicéron, les Romains vont développer cet art de la mémoire. Il ne nous reste que trois sources de l’époque romaine : Cicéron, Quintilien et un maître de rhétorique à Rome, dont on ne connaît pas le nom, qui écrit vers 86-82 avant J.-C. une œuvre devenue très célèbre, dont le titre indique seulement à qui elle est destinée : c’est l’Ad Herennium.
Chez les Romains, l’art de mémoire – appelé aussi mnémonique ou mnémotechnique – fait partie de la rhétorique. Chez Cicéron, il constitue une des cinq parties de la rhétorique. Pour l’orateur philosophe, il existe deux sortes de mémoire : la mémoire naturelle gravée dans notre esprit, née en même temps que la pensée, et la mémoire artificielle, renforcée ou consolidée par l’exercice. Une bonne mémoire naturelle peut être améliorée par cet entraînement et les gens moins doués naturellement peuvent remédier à leur déficience de mémoire grâce à la discipline de la mémoire artificielle.
Le traité Ad Herrenium devient au fil des années la référence incontournable. Il explique quelles sont les règles à appliquer lorsqu’on souhaite mémoriser un texte, que l’on soit rhéteur, avocat ou acteur de théâtre.
Les règles pour les lieux et les images
Lieux et images sont les deux notions essentielles de l’art de mémoire. Le lieu est un lieu aisément retenu par la mémoire, comme une maison, un espace entre des colonnes, un angle, un arc de voûte, etc. Les images sont des formes, des signes distinctifs ou des symboles de ce dont nous souhaitons nous souvenir. Par exemple, si nous voulons nous rappeler la présence d’un animal ou d’un être humain dans notre discours, nous devons placer leurs images dans des lieux définis. Si nous voulons nous rappeler beaucoup de choses, nous devons nous munir d’un grand nombre de lieux. Mais une condition est essentielle : les lieux doivent former une série et on doit se les rappeler dans l’ordre. Si on les met en ordre, il en résultera que, grâce au souvenir fourni par les images, on pourra répéter oralement ce qu’on aura confié aux lieux, en allant dans n’importe quelle direction à partir du lieu qu’on voudra.
La mise au point des lieux est de la plus grande importance, car le même ensemble de lieux peut être utilisé plusieurs fois pour se rappeler des choses différentes. C’est Quintilien qui donne la description la plus claire du procédé dans son œuvre Institutio oratoria. Pour former une série de lieux dans la mémoire, il faut, dit-il, se rappeler un bâtiment, aussi spacieux et varié que possible, avec l’atrium, la salle de séjour, les chambres à coucher, les salons, sans omettre les statues et les autres ornements qui décorent les pièces. Les images qui doivent rappeler le discours sont alors placées en imagination dans les lieux qui ont été mémorisés dans le bâtiment. Cela fait, dès qu’il s’agit de raviver la mémoire des faits, on parcourt tous ces lieux tour à tour et on demande à leur gardien ce qu’on y a déposé.
Nous devons penser à l’orateur antique qui parcourt en imagination son bâtiment de mémoire pendant qu’il fait son discours ou sa plaidoirie, et qui tire des lieux mémorisés les images qu’il y a placées. La méthode garantit qu’on se rappelle les différents points dans le bon ordre, puisque l’ordre est déterminé par la succession des lieux dans le bâtiment.
Les lieux sont ainsi gravés dans la mémoire, et peuvent être réutilisés pour d’autres images. Le lieu est le contenant, l’image le contenu. On peut utiliser aussi des lieux fictifs à la place de lieux réels, mais c’est plus difficile. C’est pourquoi les spécialistes romains conseillent des lieux qui nous sont familiers.
Les images des concepts et des mots
Concernant les images, il y en a de deux types : le premier pour les « choses », le second pour les « mots ». La mémoire pour les choses fabrique des images pour rappeler un concept, une idée, un argument alors que la mémoire pour les mots doit trouver des images pour rappeler chaque mot. Les choses constituent le sujet d’un discours, les mots le langage dont le sujet est revêtu.
Les images pour les choses doivent être suffisamment fortes pour créer un impact psychologique sur soi et les autres. En général, les maîtres de rhétorique ne donnaient pas d’images précises à leurs élèves afin que chacun puisse forger ses propres images. Ils ne leur enseignaient que la méthode. Il s’agit d’aider la mémoire en suscitant des chocs émotionnels à l’aide d’images frappantes par leur beauté ou leur laideur, par exemple. Les images doivent rester le plus longtemps possible dans la mémoire. Une autre condition indispensable est qu’il faut régulièrement parcourir en imagination tous les lieux choisis pour en raviver les images associées.
La mémoire pour les mots nécessite – on s’en doute – un plus grand nombre de lieux et d’images, puisque l’image choisie doit avoir une ressemblance sonore avec le mot qui doit être mémorisé. Elle est donc beaucoup plus difficile. Cicéron pense qu’elle n’est pas utile et que l’on peut se contenter de la mémoire pour les choses.
Cicéron répond d’ailleurs à l’objection qu’on lui avait faite, à savoir que cette discipline de la mémoire risquait de la saturer. Il répond que bien au contraire, l’art de mémoire permet de la développer car notre potentiel de mémoire est infini.
La mémoire, une vertu associée à la prudence
Dans son ouvrage De inventione, Cicéron affirme que la vertu possède quatre parties : la Prudence, la Justice, la Constance et la Tempérance. Il subdivise chaque partie en sous-parties, et la Prudence est divisée en mémoire, intelligence et prévoyance. Voici la mémoire de ce fait associée à une vertu, et non des moindres, puisque la Prudence bénéficie d’un grand prestige chez les Romains.
Avec le recul apporté par l’histoire, on se rend compte que Cicéron prépare sans le vouloir le passage entre l’Antiquité et le Moyen-Âge, puisque la mémoire ne sera plus au Moyen Âge un outil de la rhétorique, mais une vertu éthique essentielle. Ainsi, Albert le Grand et saint Thomas d’Aquin reprendront la définition cicéronienne de la Prudence dans une vision cette fois théologique. C’est un bel exemple de la philosophie qui devient servante de la théologie. Mais ce sera l’objet d’un prochain article.