Arts

L’éducation des sens, l’allégorie de la Licorne

Ce n’est qu’à la fin du XIXe siècle que l’on s’intéresse aux fameuses tapisseries des « Dames à la Licorne », créées au XVe siècle. On s’accorde à dire qu’elles représentent les cinq sens, dont l’éducation permet de s’élever du monde physique vers le monde spirituel, d’éveiller les sens de l’âme.

Éduquer les sens, c’est passer de la sensualité, où l’eros (1) se réduit au plaisir passager et à la recherche d’une jouissance égoïste et narcissique, à l’éveil d’une sensibilité plus subtile qui ne saura pas se contenter des mets frelatés, mais apprendre à apprécier les aliments les plus raffinés, les parfums les plus délicats, les sons les plus subtils.

L’éducation des sens, un processus de transmutation

Les tapisseries de la Dame à la Licorne donnent un merveilleux exemple de cette éducation des sens qui se subliment progressivement à travers un processus de transmutation. On peut ordonner les six images en allant depuis les sens les plus concrets jusqu’aux plus subtils : le toucher, le goût, la vue, l’odorat et finalement l’ouïe.

Après les cinq sens, la tapisserie présente une image plus abstraite, où la Dame est debout devant une tente avec la devise : à mon seul désir. Il manquerait deux images (auxquelles fait allusion George Sand), où l’on verrait la Dame sur le trône et pour finaliser l’œuvre, la Dame avec deux Licornes. La Dame, comme allégorie de l’âme, symbolise aussi la dualité du mental, représenté par la double Vénus : Pandemos ou terrestre, le mental pratique, analytique et Ourania ou céleste, le mental synthétique ou universel. Les deux ne font qu’un dans la réalité mais, ils semblent, tel le miroir de Psyché, regarder soit vers les désirs de la matière, soit vers les lumières de l’esprit. Dans la progression des sens est évoqué le triomphe de l’âme sur la matière.

Du toucher au tact

Dans la scène du toucher, il s’agit de passer du toucher au sens du tact, qui permet de savoir se situer en toute circonstance, en adoptant l’attitude juste dans le moment juste, par la pratique de la devise rien de trop. Avoir du tact, c’est comprendre et s’adresser à chacun, de façon qu’il puisse aussi nous comprendre. La Dame tient d’une main, l’étendard quadrangulaire du Lion, et de l’autre, la corne de la Licorne. Son attitude est ferme, presque martiale. Elle évoque la volonté de maîtriser la matière, en se libérant des chaînes qui attachent encore les autres animaux de la tapisserie.

Du goût au bon goût

Dans la tapisserie du goût, il s’agit de passer du goût sensoriel à un sens plus large du goût, ce qui demande d’affiner ses perceptions, pour découvrir la juste mesure, les harmoniques et les correspondances qui accordent au mieux formes et couleurs dans le monde objectif. Néanmoins, le goût peut s’élargir jusqu’au bon goût. C’est alors la faculté intérieure de percevoir et de goûter le beau, en le distinguant du laid et de l’absurde. Il est évident que, grâce au bon goût, la vie a une autre saveur. La Dame extrait des fruits du calice (du Graal), qu’elle remet à un oiseau qu’elle nourrit, pour habituer l’oiseau de son mental à déguster des fruits plus subtils.

De la vue à la vision intérieure

Dans la tapisserie de la vue, pour passer de la vue physique à la vision juste, il faut transformer le voir en regarder ; fixer sa conscience et se concentrer fermement, pour se relier d’âme à âme avec ce que l’on observe. Savoir voir avec attention est une manière de découvrir, de se livrer à l’investigation, de pénétrer au-delà des formes et des apparences avec les yeux intérieurs ; c’est connaître, comprendre, avoir une vision juste. La Dame contemple l’image de la Licorne dans un miroir qui symbolise le lac du mental apaisé, reflétant la réalité des hautes cimes sans déformation. Le regard amoureux de la Licorne et de la Dame peut s’interpréter comme l’âme contemplant l’esprit supérieur.

De l’odorat à l’intuition

Dans la tapisserie de l’odorat, on parvient à la sublimation de l’odorat qui est la capacité d’avoir du « nez », donc de sentir, de percevoir en finesse une situation donnée, au-delà des formes et des paroles. C’est posséder l’art de découvrir ce qui est apparemment caché, presque comme un pouvoir divinatoire. C’est aussi faire alliance avec l’air et les parfums ; c’est être attentif à ce qu’emporte et apporte le vent et à l’arôme qu’exhalent tous les êtres. L’odorat éveille l’intuition. La Dame tisse une couronne de fleurs, dont le parfum est respiré par un petit singe qui hume, une à une, les fleurs dans une corbeille. Le singe peut symboliser l’intuition, le pont qui conduit vers l’esprit.

De l’ouïe à l’attention fine

La tapisserie de l’ouïe présente ce sens sublimé qui permet de passer d’entendre à écouter. Souvent on entend les paroles comme des gouttes de pluie, mais est-ce que l’on écoute au-delà des mots ? Il y a une grande distance entre entendre et écouter ; écouter, c’est prêter attention à ce qu’on entend. Porter attention aux sons, savoir les distinguer au point de savoir les interpréter comme des formes particulières de langage et d’expression, ne peut être le fruit que d’une attention fine. Dans le visage de la Dame et de sa servante, l’âme et sa conscience, se reflète la paix de l’esprit, comme si elles entendaient la musique des sphères, le chant des anges. La coiffe de la Dame est comme un panache qui évoque une flamme. Le Lion et la Licorne sont au repos et ils esquissent un sourire de plaisir. Toute chose est à sa juste place et l’âme, la Dame, se donne à l’esprit à travers la musique.

Le détachement

La sixième tapisserie présente la Dame, se dépouillant de ses joyaux qu’elle dépose dans un coffre porté par sa servante. Elle a fait le choix de renoncer aux sens, devant une tente qui porte la devise À mon seul désir. La décision est prise de se détacher et le seul désir qui reste est celui de la Sagesse et de la communion de l’âme (psyché) avec l’esprit (noüs). Ces tapisseries symbolisent le mariage sacré (hiérogamie) de l’âme et de l’esprit.

Des sens physiques aux sens plus subtils

Éduquer les sensations, c’est ainsi parvenir à voir au-delà des apparences, à éveiller les sens de l’âme. Au fur et à mesure que l’on apprivoise les sens, derrière chaque sens extérieur se dévoile un sens intérieur, plus subtil, qui permet de transmuter les sensations en sentiments, apprenant à se relier de façon harmonieuse avec soi-même et l’autre, sous toutes ses manifestations. Le frisson éphémère de l’émotion se transmute en sentiment durable par l’amour du Beau, du Bon et du Juste. Le but de cette éducation est de passer du toucher au sens du tact ; du goût au bon goût ; de voir à regarder ; d’entendre à écouter ; de humer à avoir du flair, pour que la sensibilité bien éduquée puisse conduire vers la liberté des fausses impressions des sens, ce qu’exprime la sixième tapisserie de la Licorne.

(1) Amour primordial, force primordiale de cohésion
Lire les articles parus dans revue 188 (mai-aout 2005) : Amour platonique, amour sexuel de Délia Steinberg Guzman et L’Amour dans le Banquet de Platon de Marie-Agnès Lambert et Louisette Badie
Article paru dans la revue Acropolis N°201 (nov-dec 2007)
Laura Winckler
Co-fondatrice de Nouvelle Acropole en France
© Nouvelle Acropole
La revue Acropolis est le journal d’information de Nouvelle Acropole

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