Michel Serres, du bons sens à l’espièglerie
Le 1er juin 2019, s’éteignait à Vincennes, dans une grande discrétion, Michel Serres (1930-2019), un grand esprit, aussi réfléchi que spontané, animé d’un extrême bon sens naturel et d’une culture puissante.
Sa vie fut simple et adaptative comme son personnage. Originaire d’Agen, Michel Serres entre à l’École navale, puis à l’École normale supérieure de la rue d’Ulm. Il obtient une agrégation de philosophie en 1955. De 1956 à 1958, il sert comme officier de marine sur divers vaisseaux de la Marine nationale. Mais il préfèrera naviguer sur les mers du savoir. Il enseignera dès 1960 à Clermont-Ferrand, à Paris VIII et à Paris I. Il aura son Doctorat en 1968.
Il enseignait comme un être affranchi, facétieux, libre, voire comme un libérateur des esprits. Il commençait régulièrement ses cours : « Mesdemoiselles, Messieurs, écoutez bien, car ce que vous allez entendre va changer votre vie… ».
Sa quête d’un monde nouveau, va l’amener à suivre René Girard aux États-Unis, à Baltimore, puis à l’Université de Stanford en Californie, où il enseignera. Il approche la Silicone Vallée et sera le premier à alerter, il y a 25 ans, sur les changements futurs et profonds liés aux nouvelles technologies de la communication et à la révolution numérique. Il militera pour le démantèlement politique et juridique du GAFA (Google, Apple, Facebook et Amazon).
En 1991, il rentre l’Académie française au fauteuil d’Edgar Faure (18° fauteuil), sans la traditionnelle épée, « en signe de paix » en pleine guerre du Golfe. Amoureux de la paix, il défendait l’Europe comme rempart à la guerre.
Mais c’était surtout un sage. Le philosophe Bernard-Henri Lévy a salué « le savoir absolu fait homme. La philosophie, la science et la littérature allant du même pas ».
Nous sommes en présence d’un savant qui s’intéressait et pratiquait toutes les voies du savoir, faisant un pont entre toutes les disciplines par le biais de la philosophie : la philosophie, la littérature, l’histoire, l’art, l’écologie, les sciences (mathématiques, astrophysique, sciences humaines), l’éducation et l’enseignement, mais aussi la poésie, la musique, et le sport, notamment le rugby. « Ramener le monde dans la philosophie et dans la pensée a toujours été une de mes obsessions », disait-il. « Je crois qu’un philosophe n’est pas un spécialiste : nous sommes des généralistes. Il faut passer par tout … La philosophie est une espèce de regard global sur l’encyclopédie ». C’est un homme convaincu de la nécessité de la curiosité qui sert à s’éveiller et à trouver.
Inventer le futur et anticiper l’avenir
Mais le fait d’entrer dans tous les savoirs, permet, par-dessus tout, de prévoir, voire d’inventer le futur. « Ce n’est pas la peine d’être philosophe si on ne veut pas inventer l’avenir », disait-il. « La philosophie a pour tâche d’anticiper l’avenir ». « La philosophie, c’est la sagesse, et j’aimerais être la sage-femme du monde à venir.»
Il rappelait que gouverner, vient de « tenir le gouvernail » et signifie savoir d’où on vient, où l’on va et prendre la décision utile dans le moment.
Sur France info, il déclarait, le 26 mai dernier, dans l’émission Questions politiques : « C’est le rôle du philosophe de prévoir ou d’inventer une nouvelle forme de gouvernement ou une nouvelle forme d’institution. Ils ne l’ont pas fait. »
Défenseur de la planète il était devenu l’avocat de notre Terre et l’homme devait reconsidérer son rapport à la nature. L’homme a pensé en « droits sur… », et il faut désormais penser en « devoirs envers… ». Notre problème urgent à régler, disait-il, est donc de changer notre rapport au monde et de sauver le monde.
En 2018, il écrit Le contrat naturel. Pour défendre la Terre, il réinvente le droit, en revenant à l’idée archaïque d’un droit symbolique et éducatif. Ceci, afin de faire émerger des hommes éveillés à la compréhension du monde et à l’action utile, et de léguer aux générations à venir, un monde vivable et équilibré. Michel Serres pensait tout en termes de futur. C’est surtout un « contrat de mariage (entre la Terre et l’humanité), pour le pire et le meilleur ». Il réinvente un nouveau droit qui intègrerait la Terre comme sujet de droit.
L’éthique, transmettre ce qu’on nous a donné
C’est d’abord, pour lui, de transmettre ce qu’on nous a donné. Si vous ne pouvez le rendre à la personne qui vous a donné, donnez-le à d’autres. Jamais donneur de leçon, et une énorme capacité à se mettre à la portée de tous, pour que tous aient accès à la connaissance, et puissent « s’inventer ». Le propre de l’homme est d’inventer mais par la désobéissance. « Les grands inventeurs ont bifurqué par rapport à l’état de la science précédente ».
Pour lui, nous vivons un monde confortable, un état de « douceur » – le monde est paradoxalement en paix par rapport aux guerres du passé –. Alors, le grand danger qui nous guette est la disparition de la douleur, notamment avec les progrès de la médecine. Or la fonction de la douleur dans la morale est centrale pour pouvoir la dépasser.
Il constate que plus on vit dans un monde confortable, plus on a accès à des maladies psychologiques. La réussite est plus difficile à vivre que l’échec.
Il a eu juste le temps d’écrire pour la première fois, sur la morale, par « un chemin de halage qui est l’espièglerie ». La morale, pour lui, est de ne pas exercer la violence.
Il refusait la violence en société, suivant les traces de Simone Weil, la philosophe. Et haïssait les guerres. Il défendait la paix et souhaitait qu’on protège le monde.
Plutôt qu’être un donneur de leçon, il parlait de bonté et d’humanité, et surtout du rire. « S’il y a une voie pour un signal moral, c’est le rire ». Il prônait donc le développement de la culture de l’espièglerie.
Michel Serres, vous nous avez fait une dernière espièglerie, celle de nous laisser orphelins de votre tendresse et de votre intelligence.