Réconcilier traditions et modernité
Après une période où l’homme a glorifié la nouveauté et le progrès technique, il semble approprié de se tourner vers les sagesses traditionnelles pour trouver des réponses philosophiques et pratiques aux défis auxquels l’humanité doit faire face aujourd’hui.
Comment, l’humanité contemporaine, qui se cherche une identité et une nouvelle reconnaissance, peut-elle concilier les différentes cultures qui la composent et le nouveau paradigme de la mondialisation qui envahit l’espace humain ? C’est autour de ce thème, Les Racines des cultures et la mondialisation que s’est réuni le 5 et 7 décembre 2012 à Paris, un colloque international.
Organisé par Jean Staune, fondateur de l’Université Interdisciplinaire de Paris (UIP), en collaboration avec le Centre de Recherches sur l’Actuel et le Quotidien (CEAQ), l’Université Paris 5, l’Institut Universitaire de France, la Fondation Concorde et Traditions d’Avenir, quinze conférenciers de six nationalités différentes se sont relayés au Musée Dapper le 5 décembre et à la Faculté de Médecine le 6 décembre 2012, pour évoquer l’apport de leur culture, de leur tradition ou de leur religion dans le monde d’aujourd’hui. Un franc succès si l’on en juge le nombre important de personnes qui sont venues assister au colloque, dont des représentants chinois.
Tradition et modernité peuvent-elles coexister ?
Des personnalités issues du monde oriental et occidental, religieux et laïque, philosophe et scientifique sont venues présenter leurs différents points de vue.
La première demi-journée a été consacrée au rapport existant entre les techniques d’aujourd’hui et les cultures anciennes et leur possibilité de coexister dans le contexte de globalisation.
Le Professeur chinois Ding Wembo, sculpteur de l’Académie des Beaux-arts de Pékin a relié tradition et modernité en insistant sur la nécessité d’accorder la globalisation actuelle du monde avec les spécificités locale des cultures dans leurs valeurs universelles, pour lutter contre l’uniformisation… de la culture coca-cola par exemple.
Le Professeur Subbrayappa, 88 ans, venu de l’Inde, ancien chimiste devenu historien des sciences a développé un scénario de synergie, globalisation et tradition dans le contexte indien. L’homogénéisation mondiale est plus un mythe qu’une réalité. La misère ne recule pas, production et distribution des richesses doivent être revues de près. Mais l’humanité s’acheminerait vers une unité dans la diversité où science et humanisme pourraient s’enrichir mutuellement dans une mondialisation transcendantale.
Le Professeur Pan Shi Jie, musulman chinois, comme vingt millions de ses compatriotes a dressé un inventaire détaillé de tout l’apport arabo-musulman en Chine, et réciproquement. Les deux cultures se complètent sans domination de l’une sur l’autre, avec respect et diversité. Dans la province de Henan (dans l’est de la Chine) Il y a des femmes Imams et des intellectuelles islamiques !
Marc Halévy, physicien et philosophe, a traité de sa passion, le Taoïsme au-delà de la modernité. S’inspirer du Taoïsme, antithèse de l’Occident, nous permettrait de reconstruire un monde post-moderne, basé sur le non-agir (qui n’est pas l’inaction !), la frugalité et la joie de vivre. Nager dans le fleuve de la vie en acceptant et en aimant le réel. En un mot, réussir dans la vie ou réussir sa vie ?
Luc Ferry, philosophe français auteur de nombreux ouvrages, a réalisé en 30 minutes, un survol de son livre La sagesse des mythes (1), en expliquant que la sagesse d’Ulysse, renonçant à l’immortalité promise par la nymphe Calypso s’il restait sur son île, était la matrice fondamentale de la philosophie occidentale : la quête d’Ulysse n’est pas l’immortalité mais la recherche d’une vie bonne pour les humains mortels.
Le professeur Liu Jing Lu, membre du Parti communiste chinois (qui a eu comme élève le nouveau président de Chine) a insisté sur le fait que «harmonie» et «intégration» étaient un seul et même mot en langue chinoise. Il a souhaité un amour inconditionnel entre tous les humains. Les quatre saisons, les éléments, les fleurs et les animaux n’auraient pas pu être créés par un humain. Selon lui, le christianisme et l’islam ont beaucoup apporté au peuple chinois.
À l’issue de la première demi-journée, Jean Staune a apporté une première conclusion : la religion est un lien mystérieux qui relie l’homme à l’autre niveau de réalité. Mais les guerres ont presque toujours une cause religieuse.
Bertrand Vergely, professeur de Philosophie à Sciences Politiques et chrétien orthodoxe, préconise de retrouver les vraies valeurs du christianisme en reliant Dieu et la matière au lieu de les opposer constamment. L’apport du christianisme n’est pas l’orgueil des chrétiens, mais c’est une splendide simplicité, une merveilleuse spiritualité de la matière.
Claude Riveline, ingénieur de l’École Polytechnique et professeur à l’École des Mines de paris a expliqué le mode de vie tribal et le mode de pensée universel d’un juif traditionnaliste. Son intervention s’est conclue et par une parole de Marcel Pagnol : «Pour commencer à être partout, il faut d’abord être de quelque part» ;
Le professeur Ahmed Jebbar ancien ministre de l’éducation en Algérie, et professeur d’histoire des mathématiques à Lille a soutenu la thèse que les échanges culturels se sont toujours faits historiquement lors d’affrontements, et il a relaté les grandes phases d’inter-culturalité entre l’Europe, la Chine et les pays d’Islam.
Médecines d’aujourd’hui et médecines traditionnelles
Le débat a continué sur la coexistence des médecines d’aujourd’hui et des médecines traditionnelles.
Axel Kahn Médecin généticien et Président d’Université, se refuse à faire table rase du passé. Tous les grands progrès humains se sont toujours appuyés sur les connaissances de leurs anciens : «Toute la suite des hommes est comme un seul homme qui apprend continuellement» (Pascal). Galilée apporte l’observation mais s’appuis sur ses aînés. L’optimisme progressiste du XVIIIe s’est construit et consolidé avec les enseignements de Socrate. Le XXe siècle a apporté des problèmes éthiques aux progrès précédents. Mais l’évolution humaine est comme l’Arbre philosophique de Descartes : ses racines sont métaphysiques.
Le professeur Luc Montagnier, prix Nobel de médecine, a levé un voile sur les époustouflantes technologies qui se préparent pour la médecine du futur, à partir de la compréhension des signaux électro-magnétiques de l’ADN, et de nos changements de comportements nutritionnels et environnementaux.
Jérôme Medegan Fagla, médecin béninois a traité : «Savoirs médicaux ancestraux africains. Peut-on se permettre de les négliger ?» Il a relaté les difficultés qu’il a rencontrées pour faire breveter le premier médicament anti drépanocytaire efficace à partir d’une plante africaine. Son combat continue car les fabricants des grands laboratoires de produits pharmaceutiques et les pointures officielles de la recherche font de l’opposition systématique.
Gérard Bailly, Biologiste, vice Président de Traditions d’Avenir, (association qui favorise et organise le dialogue entre les représentants des médecines traditionnelles du monde entier) et directeur de la fondation Gandeepam (développement de la médecine traditionnelle dans le sud de l’Inde et développement d’activité économique pour les paysans indiens grâce à la culture des plantes liées à cette médecine) a évoqué l’utilité médicale et l’impact économique considérable d’une thérapeutique traditionnelle à base de plantes cultivées par les paysans en Inde du Sud dans le Tamil Nadu. Intégrer les tradi-praticiens dans les secteurs de santé est une nécessité absolue pour la survie de ces populations, parmi les plus pauvres du monde.
Michel Maffesoli, sociologue, professeur à l’Université Paris 5 Descartes, membre de l’institut Universitaire de France, directeur du centre de recherche sur l’actuel et le quotidien (CEAQ) constate le désenchantement de la postmodernité. L’avenir ne repose plus sur le progressisme, et ce sociologue nous propose un avenir basé sur la spirale : reprendre les éléments de la modernité en les restructurant dans une nouvelle société qui mettra l’accent sur le localisme, un retour à un paganisme paysan de la jouissance des fruits de la terre, et à une énergie sociétale : s’ajuster tant bien que mal aux autres et au monde.
Ainsi progrès et traditions ne sont pas opposés mais peuvent s’enrichir réciproquement. L’enjeu d’aujourd’hui ne serait-il pas d’intégrer ces différents savoirs dans la voie du progrès, sans pour autant tomber dans une démarche passéiste ?
Par Michèle MORIZE
(1) Luc FERRY, La sagesse des mythes, éditions Plon, 2008
Un DVD de ce colloque sera réalisé par l’Université interdisciplinaire de Paris avec les différentes interventions et interviews des personnalités.