Rencontre avec Tarik Chekchak Le biomimétisme : s’inspirer de la nature pour répondre aux enjeux de notre époque ?
À propos de Tarik Chekchak
Ancien directeur « Sciences et Environnement » de l’Équipe Cousteau pendant treize ans, Tarik Chekchak est explorateur inspiré par le vivant au sein de l’Institut des Futurs souhaitables où il conçoit des formations et des formats pédagogiques autour des enjeux du vivant. Il est également spécialiste de l’éco-conception biomimétique et il est membre fondateur du Centre Européen d’Expertise en Biomimétisme (CEEBIOS). Depuis plus de vingt ans, Tarik est aussi chef d’expéditions sur des navires polaires.
Le biomimétisme s’inspire du vivant pour concevoir des innovations éco-conçues applicables dans tous les domaines de la société. Tarik Chekchak, un des spécialistes, explique tout l’intérêt de l’utilisation de cette technique pour résoudre les enjeux de notre époque et retrouver le lien avec le vivant.
Lors d’une conférence de Tarik Chekchak sur le thème Le biomimétisme, la sagesse de la nature (1), la revue Acropolis l’a rencontré pour en savoir plus sur cette discipline qui relie la science, la philosophie, et le soin du vivant
Revue Acropolis : Qu’est-ce que le biomimétisme ?
Tarik Chekchak : Le biomimétisme est l’art de s’inspirer du vivant pour résoudre des enjeux environnementaux mais également humanistes et sociaux. L’approche consiste à s’inspirer des autres espèces et des écosystèmes pour trouver des recettes de soutenabilité issues de 3,8 milliards d’années d’évolution.
Il y a trois grands types de biomimétisme.
Le premier type est plutôt lié à la forme, que ce soit l’architecture d’un arbre ou d’un coquillage. À quels types de contraintes cela répond-il ? Au cours de l’évolution, il y a toute une série de contraintes qui expliquent pourquoi on a une forme qui a été optimisée.
Le second type consiste à imiter la nature pour reproduire artificiellement un procédé, comme une façon de fabriquer ou de se déplacer. La question clé n’est plus « à quoi cela ressemble ? mais « comment cela fonctionne ? » La photosynthèse, par exemple : par rapport à nos panneaux solaires qui ont besoin pour être fabriqués de chambres blanches, de hautes pressions et hautes températures, de terres rares pour l’électronique, une plante va utiliser les ressources disponibles autour d’elle, va faire une chimie dans l’eau à température ambiante. Et en plus, ses feuilles « panneaux solaires » deviennent une structure nourricière dans un sol, une fois qu’elle n’est plus utilisée ! Et une feuille c’est bien plus qu’un panneau solaire, c’est une zone d’échanges de gaz ou le carbone est fixé et l’oxygène est produit. L’évapotranspiration de l’eau participe au cycle de l’eau. Des équipes à travers le monde, y compris en France, étudient la façon d’imiter les plantes et les algues pour reproduire la photosynthèse artificiellement. Bientôt il sera possible d’imaginer des gels photosynthétiques à base d’eau ou des peintures photosynthétiques éco-conçues.
Le troisième type de biomimétisme consiste à imiter le « cahier des charges » qui semble émerger de 3,8 milliards d’années d’essais-erreurs.
Par exemple, le fait que la plupart des déchets des uns deviennent des ressources pour d’autres organismes. Nous pouvons aussi réaliser que la chimie du vivant se fait dans l’eau comme solvant, pas dans des solvants agressifs et toxiques. Nous pouvons observer que le carbone n’est pas un problème, c’est une ressource, et que nos économies devraient se carboner en fixant du carbone dans la matière, comme le fait notre corps, un arbre, ou un corail. Ce qu’il faut décarboner, c’est l’atmosphère dont les cycles ont été perturbés par les civilisations thermo-industrielles. Le problème arrive quand on met le carbone dans l’atmosphère, dans un taux bien supérieur à ce que le vivant a fait. Le vivant a fait l’inverse : il prend du carbone du cycle pour l’enfermer dans la lithosphère à travers les charbons, les hydrocarbures qui ne sont que le résultat de la photosynthèse du passé, de l’époque qu’on appelle le Carbonifère (2).
Et nous, les humains de l’ère industrielle que faisons-nous ? Nous remettons ce carbone, extrait du cycle par le vivant, dans l’atmosphère, et cela provoque tous les problèmes que nous connaissons.
Et puis, il faut aussi revenir dans l’économie à l’étymologie du mot « bénéfice ». D’abord, même économie vient du latin oeconomia qui veut dire la bonne gestion de la maison. Et le mot bénéfice vient du latin beneficium qui veut dire « les bienfaits », et certainement pas un nombre en bas d’un bilan comptable avec des euros ou des dollars…
Donc oui, créons des bénéfices, des bienfaits partagés pour les humains et les non humains dans le cadre d’efforts de bonne gestion de nombre maisons communes : la Terre !
Le biomimétisme vise à essayer de s’inspirer des autres espèces et des écosystèmes pour répondre à cette intention-là.
A. : Pourquoi parle-t-on de biomimétisme aujourd’hui ?
T. C. : Je pense que le biomimétisme apparaît parce que justement, on est en train de déstructurer la toile de la vie, et que dans nos sociétés, cela réveille paradoxalement notre envie du vivant, y compris quelque part, dans les technologies qui détruisent elles-mêmes ce vivant, à travers la chimie, à travers l’extractivisme (3) intensif… Et donc, on est finalement dans un moment de bascule où, à l’endroit même où cela fait mal, on va chercher à se reconnecter. C’est très maladroit. On est encore en train d’essayer de réinventer l’Ancien Monde en le mettant sous les termes « permaculture », « biomimétisme », permaentreprise (4) parfois, etc. Mais néanmoins il y a un signal intéressant qui mérite d’être cultivé, un besoin très profond de retrouver le lien au vivant. Et le biomimétisme participe de cela, tout comme la permaculture, l’agroécologie, etc. Je pense que c’est vraiment une des raisons.
En fonction de leurs croyances, certains peuvent voir dans l’impressionnante qualité des réponses apportées par le vivant à de nombreux problèmes des explications métaphysiques. Par exemple la notion de « dessein intelligent » qui manifesterait la présence d’un « grand architecte », autrement dit d’un Dieu, ou de la Terre Mère, comme la croyance en la Pachamama.
La science occidentale stipule plutôt qu’il y a eu 3,8 milliards d’années ou la sélection naturelle à fait le tri dans la diversité des stratégies expérimentées par le vivant. Sans prétendre qu’il y ait une flèche dans l’évolution, une sorte d’acmé (5) où l’on irait forcément, du moins bien au mieux. On peut néanmoins dire que ce que l’on voit dans les autres espèces, ce sont les survivants de millions et de millions et de millions de ces expérimentations filtrées par la sélection naturelle. Et donc, il y a quand même intérêt à apprendre quelque chose de cela…
A. : Quels sont les champs d’application du biomimétisme ?
T. C. : On peut appliquer le biomimétisme à tous les champs. J’ai déjà travaillé avec des personnes qui sont dans le domaine de l’aérospatial, de la science des matériaux, le design d’objets, l’architecture, l’urbanisme, les territoires en transition… Mais dès qu’on parle de biomimétisme appliqué aux organisations ou transformation des organisations, c’est d’autant plus important de le connecter aux sciences sociales, à l’humanisme et à la philosophie.
On peut très bien imiter le fonctionnement d’une fourmilière ou l’intelligence collective d’un banc de poissons, sans forcément que ce soit pour des buts éthiques et souhaitables, pour faciliter des actes terroristes par exemple…
Et attention, parce qu’il y a déjà eu des exemples dangereux dans l’histoire, notamment une mauvaise compréhension de la sélection naturelle de Darwin, qui a donné des choses assez terribles pendant la Seconde Guerre mondiale (6), ou encore avec le darwinisme social qu’on a pu retrouver dans la théorie économique en Angleterre à un moment donné, avec la compétition où les meilleurs survivent, etc. Attention ! Ce ne peut être que l’humanisme qui rencontre la biologie parce que sinon, il y a de grands dangers.
A. : Le biomimétisme est-il une démarche holistique ?
T. C. : C’est certainement une façon de regarder le vivant pour essayer de trouver des recettes de conception qui nous permettent de résoudre nos problèmes d’humains. Mais avec l’idée aussi qu’en résolvant les problèmes d’humains, il faut qu’on prenne soin de la santé commune, de la santé des humains, celle de l’individu, de la santé des sociétés humaines, y compris de la santé démocratique, parce que nous sommes une espèce hyper sociale qui a besoin de construire une société. Cela veut donc dire restaurer également la confiance. Et puis bien sûr, parce que nous dépendons d’eux, il nous faut prendre soin de la santé des écosystèmes sans lesquels humains et non humains ne seraient pas là. Cela veut dire également s’intéresser à la santé des forêts, la santé des prairies, la santé des océans, etc. À partir du moment où cette perception de notre place dans le monde prend en compte que notre bien-être dépend de la santé commune, alors là, le biomimétisme peut donner son plein potentiel.
Il y a même un nouveau spleen psychologique qui s’appelle la « solastalgie », une tristesse que l’on peut ressentir quand on a connu un écosystème, un environnement qui n’est plus là. C’est la perte en fait de cet environnement-là qui provoque en nous de l’éco-anxiété.
A. : Le biomimétisme est-il une solution aux crises écologiques actuelles ?
T. C. : Il y a des transformations drastiques qui sont en train de provoquer la sixième extinction de masse du vivant. Sur huit millions d’espèces connues par la science, on estime qu’on met en danger d’extinction dans les prochaines décennies, un million d’espèces, ce qui représente un huitième des espèces. Et actuellement, si on considère la matière sèche pour pouvoir comparer le poids, tous les arbres et les arbustes sur terre représentent 900 gigatonnes et toutes les infrastructures construites par les humains représentent 1100 gigatonnes.
Il y a donc plus de routes, de building, etc. que d’arbres et d’arbustes sur terre actuellement.
Donc la technosphère déborde, et en même temps, c’est un immense appel à une grande aventure humaine, qui nous demande une évolution très profonde de nos modes de représentations et de notre cosmovision occidentale, parce que nous arrivons au bout d’un processus qui nous heurte à des limites.
C’est un tel changement que ce n’est pas du tout étonnant que cela prenne du temps et que l’on soit bouleversé parce que cela implique comme modifications drastiques de nos modes de représentations.
Nous avons affaire à des limites planétaires, qui nous demandent de nous réinscrire dans des limites, alors que depuis la Renaissance, nous cultivons le culte de repousser les limites pour laisser s’exprimer le potentiel de liberté des individus. Comme le disait Bruno Latour c’est un énorme bouleversement que nous sommes en train de vivre actuellement. C’est donc passionnant et en même temps très stressant.
A. : Quel est le lien entre biomimétisme et spiritualité ?
T. C. : Il existe de nombreuses façons de faire dans le biomimétisme, mais je dirais que, dans la façon dont j’explore avec d’autres, cette question-là, la spiritualité bien sûr, est présente, mais cela reste du domaine de l’intime et du très personnel. Mais cela me semble important, car finalement, ce qui nous a conduits à ces problèmes environnementaux, ce sont des modes de représentations, comme par exemple le vivant « stock » ou « matière première ».
Il y a d’autres cultures qui ne sont pas allées jusque-là et qui ont gardé dans la relation aux autres espèces une forme de non-dualité fondamentale. Il n’y a pas chez eux cette illusion de la séparation et du coup, il n’y a pas cette « dévitalisation » et cette vision mécanistique et industrielle de bien des espèces. J’explore pour ma part les apports du bouddhisme, de la pratique de la méditation et de la compassion, comme sources de transformations de ma relation au vivant. Mais encore une fois, ce sont des explorations intimes qui colorent sûrement mes propos, mais que je n’enseigne pas dans le cadre du biomimétisme.
A. : Quel est l’avenir du biomimétisme ?
T. C. : Le biomimétisme peut aussi bien être influencé par une vision encore très utilitariste des autres espèces : on va s’inspirer des autres espèces pour continuer à finalement rénover le Monopoly sans vraiment questionner le jeu lui-même. Ou alors cela peut être une invitation à changer son regard, pour voir en l’autre espèce, un autre vivant et un territoire, non pas un territoire uniquement pour les humains, mais un territoire aussi pour les autres espèces vivant avec nous sur cet espace partagé.
Et donc là, on prend en compte le fait que toute la dynamique de relations entre espèces nous conduit à ce que Baptiste Morizot (7) appelle une « diplomatie inter-espèces » et pas simplement une vision purement anthropocentrée qui met en avant ce qui peut être utile pour les humains et seulement pour les humains. Le biomimétisme, comme d’autres méthodes, peut être complètement sous l’influence d’un anthropocentrisme utilitariste et extractiviste. Mais alors il y perd son éthique et sa vision : contribuer à resynchroniser l’humanité dans la toile de la vie.
Ce choix entre les deux approches c’est un peu ce qui est en train de se jouer à notre époque.