Suger et l’Abbaye de Saint-Denis, la théologie de la lumière dans l’art gothique
Le 900e anniversaire en 2022 de la nomination de Suger, abbé de Saint-Denis en 1122, est l’occasion de revisiter la théologie de la lumière. Fernand Schwarz, philosophe et anthropologue, décrit ce phénomène qui a engendré, avec le passage de l’art roman à l’âge gothique, un changement important dans la construction des cathédrales.
Nous publions ici des extraits du troisième chapitre de l’ouvrage de Fernand Schwarz Symbolique des cathédrales, symboles et lumière (1), chapitre consacré à Suger, l’abbaye de Saint-Denis et la théologie de la lumière.
L’abbaye de Saint-Denis, un destin royal et une œuvre théologique
En l’an 1124, l’abbaye de Saint-Denis, gardienne des reliques du saint martyr qui avait converti la France au christianisme au IIIe siècle et était vénéré à l’époque comme le patron de la maison royale, est solennellement proclamée par Louis VI, sanctuaire national de France (elle a servi de caveau à certains de ses illustres rois, et a été en outre le témoin du sacre de Charlemagne). En clair, on promet à Saint-Denis un destin équivalent à celui de Rome ou de Constantinople.
Suger conçut la cathédrale de Saint-Denis comme une œuvre théologique, qui s’inspirait largement des écrits de la figure légendaire du saint et martyr Denys, que l’on confondait à l’époque avec Denys dit l’Aréopagite, métaphysicien de la lumière qui inspira le XIIe siècle.
Toute chose participe de la lumière divine
Pour Denys, la lumière est le premier principe de cette métaphysique. Il fait ici référence à la splendide théologie de la lumière de l’Évangile selon saint Jean, dans laquelle le logos divin est conçu comme la lumière véritable qui brille dans les ténèbres et qui est à l’origine de toutes choses. « Je suis la lumière du monde ; celui qui me suit ne marche point dans les ténèbres mais aura la lumière de la vie ». Évangile selon saint Jean, VII, 12.
Pour Denys, la création est une action illuminatrice, et l’univers déjà créé ne pourrait exister sans la lumière. Si la lumière cesse de briller, tout ce qui existe tombe dans le néant. Il rappelle que la création est la révélation de Dieu et que toutes choses créées sont des « lumières » qui témoignent par leur existence de la lumière divine et permettent ainsi à l’intellect humain de Le percevoir.
Dieu est lumière et chaque être reçoit et transmet cette lumière selon une hiérarchie conçue par Dieu. [… ] La lumière physique sert à créer des analogies avec la lumière transcendante pour que l’esprit des hommes s’éveille. Tout objet, comme toute créature, réfléchit la lumière divine, tout revient donc à Dieu par le biais des choses visibles. Cette conception est à la base de la pensée gothique. Ainsi s’est établie la connexion entre la métaphysique de la lumière et l’esthétique de la lumière.
Dans son traité de métaphysique, Denys affirme que la lumière divine qui irrigue le monde assure l’union entre les êtres créés.
La cathédrale de Suger : l’expression d’une métaphysique
Suger entreprend la construction de son église avec l’objectif d’en faire un sanctuaire.
Certes, Suger veut forger une alliance entre l’Église et la couronne qui permette à l’Église et à la France de propager un nouvel art de vivre, alliance de spiritualité et de matérialité dans la cité : ce nouvel art doit permettre la rencontre du profane et du sacré. Mais l’essentiel pour lui est de construire un temple dont Dieu serait l’auteur et le guide. D’où l’importance de recourir à la théologie, à une vision métaphysique plutôt qu’à des techniques, pour servir de modèle à la nouvelle église, la cathédrale. Pour les bâtisseurs d’alors, la technique vient au second plan, elle sert à exprimer l’idée.
Contrairement à ce qu’on croit d’habitude, le trait distinctif de l’art nouveau médiéval n’est pas la voûte en croisée d’ogives ni l’arc en ogive ou l’arc-boutant. Tous ces éléments ne sont que des moyens de construction qui se retrouvent dans l’architecture pré-gothique.
[… ] Ce qui n’était qu’un artifice technique devient le moyen d’ouvrir des baies, de faire tomber les cloisons pour que toute l’église « resplendisse d’une lumière ininterrompue ». Depuis le chœur jusqu’à la porte, la lumière se diffuse sans obstacle. Cette cohésion lumineuse reflète l’unité de l’univers dont parlait Denys.
[… ] Néanmoins, deux aspects de l’architecture gothique sont sans précédents : l’utilisation de la lumière et un rapport original entre la structure et l’apparence, la fonction et la forme, qui donnera naissance à l’église mystique. Ces deux caractéristiques obéissent à une conception métaphysique et pas à un étalage de trouvailles techniques qui existaient déjà auparavant et que les maîtres gothiques n’ont fait que mettre à profit pour exprimer leur vision de l’harmonie cosmique.
L’utilisation de la lumière : la communion du Ciel et de la Terre
L’emploi de la lumière dans l’édifice gothique, dans son rapport à la substance matérielle des murs, est diamétralement opposée à celui de l’église romane ; la lumière dans le roman sert à mettre en évidence le contraste entre la substance concrète, lourde et sombre, et la lumière elle-même, symbole de l’esprit. Lumière et matière s’opposent comme le bien et le mal.
Le mur gothique donne par contre l’impression d’être poreux. La lumière s’infiltre à travers et le pénètre en se fondant avec lui et en le transfigurant, La matière apparaît de plus en plus légère et la lumière de plus en plus présente.
Toute l’architecture est conçue pour vider la matière des murs et la remplacer par d’immenses verrières translucides. La cathédrale gothique devient ainsi un monument dédié à la transparence. Le ciel et la terre entrent en intime communion grâce à la lumière qui traverse toutes les parties de l’édifice. La matière n’est plus impénétrable, elle devient la substance porteuse du Verbe-Lumière et l’ascension des flèches dans leur légèreté défie la gravité terrestre.
« [… ] Les nefs latérales, les tribunes, les déambulatoires, les chapelles du chevet deviennent plus étroites et moins profondes tandis que les murs extérieurs sont traversés par des lignes entières de verrières. Vues de l’intérieur, les verrières perdent leurs définitions comme si elles fusionnaient, verticalement et horizontalement, dans une sphère continuelle de lumière produisant une zone de contraste lumineux derrière toutes les formes tangibles du système architectural. » (La Catedral gotica, Otto von Simson, page 26 )
L’Abbaye de Saint-Denis, la porte du Ciel
[… ] Saint-Denis est la première église dont la façade soit conçue pour évoquer l’idée que le temple est, en termes liturgiques, la porte du Ciel. Ce motif sera ensuite repris par toutes les cathédrales. Il s’inspire de l’idée que l’art chrétien doit figurer la vie éternelle, telle une porte qui conduit la pensée vers les vérités ineffables.[… ] La porte dorée de Saint-Denis est le signe qui permet à l’esprit confus de s’élever vers la vérité, de progresser du matériel à l’ineffable. En contemplant la lumière, l’âme « ressuscite de son immersion dans la matière ». (Suger, « De son administration », XXVII, 89)
La présence, dans le tympan central, de la résurrection des morts ne doit pas être comprise dans son sens eschatologique habituel. Elle sert également à exprimer l’illumination qui se produit chez celui qui passe de ce monde à la contemplation de Dieu.
Le rôle de la lumière
[… ] Grâce au savant rapport qu’il établit entre la hauteur et la profondeur, l’abbé Suger recrée un véritable circuit de prière, « circuitus oratorium », qu’il emplit de lumière en créant de nouvelles fenêtres : « Toute la chapelle majeure se trouve empreinte d’une merveilleuse lumière constante qui pénètre à travers les fenêtres sacrées ». (Suger, « De la consécration », IV, 225)
Les verrières gothiques sont nées. Pour la première fois, on réduit la surface des murs au bénéfice de la lumière, on fait tomber les cloisons, un principe qui est la grande conquête du gothique. La régularité du tracé, avec les rayons qui partent du centre de la chapelle majeure, permet ainsi à la lumière d’entrer pour la première fois sans entraves à travers les vitraux des chapelles absidiales.
La conception de la nef, restée inachevée, est aussi lumineuse que le chevet et l’édifice tout entier dégage une extraordinaire impression de luminosité. Il inspirera les cathédrales de Noyon, de Senlis et surtout Notre-Dame de Paris.
[… ] Pour Suger, la lux nova, qu’il introduit dans l’intérieur de l’église, est associée au Christ lui-même. C’est pourquoi il qualifiera les fenêtres portant les vitraux de « très sacrées et miraculeuses ». Comme le suggère un de ses amis, Hugues de Saint-Victor, un vitrail est la démonstration visuelle de la théologie de Denys.
Les vitraux sont comme des voiles, qui occultent et révèlent en même temps l’ineffable.
Pour Suger, suivant les traces de Denys, tout l’univers est comme un voile éclairé par la lumière divine. Le temple devient ainsi l’image d’un univers transparent. Les fenêtres ne sont pas conçues comme des ouvertures dans un mur, mais comme des surfaces translucides portant les formes du sacré qui irradient dans tout l’édifice.
Grâce à Suger, l’art gothique et la lumière se développèrent et apportèrent un renouveau dans la construction des édifices religieux en France et en Europe, ajoutant une dimension symbolique et de connaissance très importante. Suger fut un précurseur dans de nombreux domaines qui firent de lui un homme éclairé (2).