Sciences humaines

Symbolisme de la Terre, déesse-Mère

Depuis les temps les plus reculés, c'est ainsi que la Terre, en tant que Déesse-Mère, fut perçue par les hommes. Elle préside aux mystères de la vie et de la mort.

« Tellus, déesse sainte,
Mère de la Nature vivante
Nourriture de la vie
Tu punis et récompenses en éternelle équité
Et, lorsque la vie nous a quittés,
C’est en Toi que nous trouvons refuge
Car tout ce que Tu distribues
En Ta Matrice retourne.
C’est justement que l’on Te nomme Mère des dieux
Puisque par Ton équité
Tu as conquis le pouvoir des dieux
Tu es vraiment mère des peuples et des dieux
Puisque sans Toi rien ne peut prospérer, rien ne peut exister
Tu es puissante. Des dieux Tu es
La Reine et aussi la Déesse. »

Eulogie (1) (IIe siècle après J.-C.)

Depuis les temps les plus reculés, c’est ainsi que la Terre, en tant que Déesse-Mère, fut perçue par les hommes. Elle préside aux mystères de la vie et de la mort.

Une analogie profonde la lie au pouvoir de la féminité, capable de donner la vie, qu’elle nourrit, soigne et entretient. Elle est aussi pourvoyeuse de mort, celle qui accueille le mort dans son sein. Elle est donc berceau et tombeau et, maîtrisant le rythme des saisons et les cycles de la vie, elle porte en elle-même les mystères de la régénération de la Vie, donc de l’immortalité.

Comme la femme, elle a au moins trois visages : celui de la jeune fille, celui de la mère et celui de la vieille femme. Elle est la terre accueillante et fleurie au printemps ; la terre porteuse des fruits mûrs à la fin de l’été et la terre desséchée, dure et vieillie en hiver. Mais le mystère de la mort porte en lui-même les germes de la renaissance. Dans le tissage sans fin des fils de la vie, à la fin de ce cycle, au plus profond de la mort et de la vieillesse, une fois de plus, la Nature reverdit et reprend le doux visage de la jeune déesse, Proserpine issue de l’Hadès, rayonnante de vie et de beauté.

La Déesse à travers les âges

Dans les temps préhistoriques, la Grande Déesse est représentée comme la procréatrice de vie, personnification centrale de la force de fécondité. Elle détient le secret de la naissance et de la génération. Pour l’homme du paléolithique, elle est la figure centrale qui préside aux mystères de la vie et de la mort. La Déesse-Mère était la Terre fertile dans le sein de laquelle toute vie prenait naissance. Dans les tombeaux, la couleur ocre, les coquillages et la position fœtale préparent le mort à être accueilli dans l’au-delà par la grande Déesse protectrice.

Avec l’apparition de l’agriculture, qui remplaça la cueillette et la chasse, le mystère se transféra au monde végétal : la Terre-Mère figurait le sein maternel qui contient la semence des récoltes à venir et d’où elles sortiront quand la saison sera venue. Avec l’élevage et la domestication des animaux, le rôle du mâle dans le processus de la génération apparut plus clairement. Ainsi, la Déesse-Mère eut un partenaire mâle qui était son fils ou son amant, son frère ou son époux. Bien que procréateur, il avait par rapport à la Déesse une position de subordination.

À l’arrière-plan, se profilait le personnage cosmique du Ciel-Père, l’Être Suprême qui gouvernait le temps et la pluie, se manifestant aux hommes par le tonnerre et les éclairs et déployant sa puissance dans les ouragans et les orages. Il était la personnification de la transcendance, qui prit de plus en plus d’importance dans les communautés patriarcales. Zeus, Atoum-Ra, Yahvé, devinrent des souverains absolus qui détrônèrent les cultes chtoniens des déesses de la Terre au profit des cultes ouraniens des dieux du Ciel.

Le christianisme ayant pris naissance comme une secte du judaïsme post-exilien, la conception chrétienne d’une Trinité divine était essentiellement monothéiste. Ce dieu transcendant s’incarna comme le Fils de Dieu et le Fils de Marie, la Madone, tandis que l’Église, en tant que son Épouse et Corps Mystique, était la Mater ecclesia. On donna un nouveau sens à la fertilité et fécondation des premiers temps.

Avec les temps modernes, la Déesse et la Nature sont disséquées par le dieu rationnel de la science. L’ancienne vision du monde concevait la Terre comme un corps vivant, un être, une Mère primordiale qui portait de façon immanente le pouvoir de la vie. Le christianisme mit l’accent sur l’aspect transcendant, hors du corps donc de la matière, donc de la nature. Bien que quelques savants de la Renaissance aient fait avancer leur savoir à partir de bases alchimiques traditionnelles, pour la plupart, la Nature devint un mécanisme à démonter et finalement une idée abstraite. À la fin du XXe siècle, nous nous trouvons face à une nature éclatée, atomisée, découpée en mille morceaux et menacée de toutes parts. On continue à la considérer comme morte.

L’hypothèse Gaïa, surgie face à l’urgence écologique de traiter le problème de notre planète de manière globale, trouve sa source dans le souvenir de « la plus ancienne des déités ». Elle soutient que la Terre est un système vivant qui s’autorégule, un macro-organisme au sein duquel règnent la coopération et la réciprocité. La synergie fonctionne dans la mesure où les macro et micro-organismes qui la composent se maintiennent dans un équilibre dynamique, chacun dans sa niche écologique. L’ordre de la globalité permet d’intégrer dans un Tout cohérent une multitude de différences, grâce à une intelligence globale qui est ce que les Anciens entendaient par l’appellation grecque, Théos. C’est pourquoi ils considéraient que la Terre était dotée non seulement d’un corps physique mais aussi d’une âme, donc d’une sensibilité et d’un Esprit, d’une intelligence propre.

Pour nous aider à regarder d’un œil nouveau cette Terre-Nature, nous présenterons les différentes fonctions qu’elle a assumées à travers le temps dans les plus diverses cultures. Les exemples ne sont jamais exclusifs, car on peut retrouver ailleurs les mêmes fonctions, ce qui prouve que l’archétype de la Grande Déesse est universel. Quand l’humanité perd la capacité de connaissance directe exprimée par la pensée symbolique, il lui échoit ce qu’annonçait la sagesse égyptienne : « Celui qui écoute les paroles de sagesse avec sa tête, et n’arrive pas à les faire passer dans son cœur, ne connaîtra pas la paix… » Approchons-nous donc avec le cœur des mystères de la Grande Déesse.

Les fonctions de la Grande Déesse

Gaia génitrix, déesse chtonienne de la fertilité

Pour les Grecs anciens, c’est Gaia ou Gê, la Déesse-Terre qui, au début des temps, donna naissance à Ouranos, le Ciel. Ils devinrent ensuite le premier couple qui engendra une innombrable famille de dieux. C’est elle qui faisait sortir les fruits du sol et on les lui offrait en remerciement de ses bienfaits. La Terre, vénérée pour sa fécondité illimitée, représentait avant tout le réceptacle inépuisable de toutes les forces vitales, créatrices des diverses manifestations de la vie et de la maternité, ainsi que des phénomènes cosmiques. Lorsque la déesse fut associée à un partenaire mâle, elle fut remplacée par Déméter et le premier couple personnifiant le Ciel et la Terre devint le Ciel-Père et la Terre-Mère, Ouranos et Gaia.

 Déméter et Proserpine, déesses du blé nourricier et de l’immortalité

Déméter est une déesse du blé, probablement pré-hellénique. Le cycle de la végétation, connaissant une mort et renaissance annuelle, avait inspiré les mystères d’Éleusis où étaient vénérées Déméter et sa fille Perséphone. À travers la célébration de la descente annuelle de Perséphone dans les mondes souterrains, où elle devient l’épouse d’Hadès qui l’arrache à sa mère, les mystae étaient initiés, par un rituel complexe, aux mystères de la vie, de la mort et de la renaissance, à travers la prise de conscience de l’immortalité, par-delà tous les changements.

En tant que « Dame des Morts », la Montagne-Mère combinait les fonctions et attributs d’une divinité chtonienne qui règne sur les sinistres régions souterraines et qui protège ses habitants en même temps que ceux des régions supérieures. En Égypte, nous retrouvons la déesse Hathor, comme « Dame de la Montagne d’Occident », accueillant les morts à Thèbes et nourrissant le Pharaon lors de sa renaissance céleste. Le monde de l’Occident et le monde du sous-terre sont liés aux forces chtoniennes où la vie se prépare, dans la nuit et dans le silence, pour renaître, rajeunie et puissante, à l’aube du nouveau jour.

Dans les temples grecs, l’omphalos ou nombril du monde était symbole à la fois de la Terre et de la naissance. Éminence qui représentait la montagne sacrée qui émergea du chaos, c’était le lieu de rencontre entre le Ciel et la Terre, au centre du monde. C’est là qui se trouvaient les demeures des dieux : Héliopolis en Égypte, mont Olympe en Grèce, mont Sinaï, mont Meru en Inde, etc.

Dans son rôle de maîtresse des animaux, la déesse était intimement associée à la chasse et à la vie rustique. Elle apparaît en Asie Mineure ou en Crète associée aux animaux, lions, griffons, taureaux, chèvres ou béliers, chiens même. Par la suite, Artémis reprend ce rôle parmi les déesses grecques. Toutes les créatures de la Nature sont ses enfants et c’est ainsi qu’est représentée l’Artémis d’Éphèse, nourrissant de ses multiples seins tous les êtres vivants.

Les Déesses-Mères des villages et des forêts

Dans les textes védiques, les plus anciens des dieux sont Dyaus Pitar, le Ciel-Père, ancêtre du Zeus grec, et Prithivi, la Terre-Mère. Dyaus Pitar était représenté comme un taureau fécondant la Terre. Toute la création naîtra de leur union. La Terre est priée d’être « bienveillante, riche en demeures, dépourvue de maux »et la protectrice des hommes. Les morts, dit le Rig-Véda, doivent « retourner à la bonne terre-mère qui leur sera d’une douceur de laine, telle une jeune fille ».

Le caractère sacré de la Terre demeura toujours la croyance fondamentale de toute l’Inde. Dans chaque village, la Déesse-Mère est la divinité tutélaire, pourvue de noms variés. Parfois redoutée, parce qu’elle peut apporter maladie, mort, disette ou stérilité, parfois bienveillante, chassant les mauvaises influences et dispensant la fertilité en vertu de son énergie procréatrice. Le principe mâle joue un rôle passif, et c’est la déesse qui exerce son autorité sur les forces naturelles et l’ordre surnaturel. Les Déesses-mères des forêts recevaient un culte très simple : une pierre jetée par les passants sur le tas qui marque le sanctuaire de la Déesse. Dans le Rig-Véda, la déesse de la jungle, Aranyani, invoquée sous le vocable « Maîtresse des Bêtes », représente l’ensemble de la forêt, riche en nourriture, et où l’on entend mille bruits sinistres et inexplicables qui troublent un silence inquiétant.

Après chaque moisson, le sol épuisé devait être revivifié par des rites de fertilité, des danses et des sacrifices. La Déesse devait alors contracter un mariage sacré pour devenir féconde. En Inde, le sillon était identifié avec le yoni (vulve) et les grains qu’on y sème avec la semence virile. Par ailleurs, d’anciennes paroles magiques anglo-saxonnes utilisées pour les terres stériles, disaient : « Salut, Terre, Mère des hommes, sois féconde dans l’étreinte du dieu, sois pleine de fruits à l’usage des hommes ». « Le ciel sacré, dit Eschyle, sent le désir de pénétrer la Terre, de jouir de l’hymen ; la pluie du Ciel-époux descend comme un baiser sur la Terre et la voilà qui enfante aux mortels les troupeaux qui vont paissant et le fruit de vie de Déméter, cependant que la frondaison printanière s’achève sous la rosée de l’hymen ».

La Mère des Mystères

Le culte de la Déesse, tant en Inde qu’en Asie occidentale ou dans le bassin oriental de la Méditerranée, en Crète et dans le monde gréco-romain, fut très suivi comme religion à mystères. Leur but était de resserrer l’union entre la Grande Mère et ses fidèles, en cherchant par des cultes extatiques à communier et à se perdre dans la source de toute vie, retrouvant le sentiment de l’unité. Elles sont l’expression du besoin profond de l’homme de retrouver l’unité cosmique fondamentale, ramenant toute vie vers sa source. Les rites du printemps évoquaient ce mystère de la renaissance après le sommeil hivernal. Bien que les fêtes de mai aient perdu leur sens initial, Pâques est demeuré la reine des fêtes religieuses par son renouvellement du thème de la vie renaissant par-delà la mort.

Le retour de Gaïa

En notre fin de siècle, qui est aussi fin de millénaire et fin de civilisation, nous sentons confusément qu’un nouvel hiver sombre et froid s’étend sur le monde. Les forces de mort l’emportent et notre Terre-Mère est menacée de toutes parts, saccagée par nous avec une violence inouïe au cours de ce siècle, bien plus que dans toute l’histoire passée. Il ne dépend que de nous de changer notre regard sur cette Terre-Nature, et de lui rendre sa dignité d’Être, au-delà des « avoirs » que nous cherchons à lui arracher, car nous avons compris aujourd’hui qu’une profonde interdépendance existe entre notre Mère-Terre et nous. Il est temps de faire émerger à nouveau ce très archaïque et profond sentiment d’appartenance commune, de racine une qui relie tous les hommes et tous les êtres vivants au sein de cette Déesse-Mère nourricière et généreuse.

Si nous réapprenons à contempler la nature non seulement avec nos yeux mais aussi avec notre cœur, peut-être redeviendrons-nous des philosophes, des amoureux de cette Sophia, Sagesse immémoriale qu’elle porte en son sein et qu’elle ne dispense qu’aux initiés, à ceux qui ont accepté de mourir au monde des apparences pour renaître au monde du réel, s’unissant aux sources de l’Être Universel. Ainsi pourront renaître l’ancienne Sagesse et revivre les anciens Mystères, avec une vision plus large cependant qui fera de chaque être notre frère. Pour cela, nous devons inverser la formule de Delphes et apprendre à « nous reconnaître dans l’autre et dans la Nature pour apprendre à nous connaître nous-mêmes ».

Sommes-nous prêts à relever le défi qui verra renaître une nouvelle aube et fleurir un nouveau printemps pour l’humanité et notre mère Gaïa ?

(1) Expression de louange ou bénédiction formulée après un nom ou au sein d’une prière
Bibliographie
Adèle Getty, La Déesse Mère de la Nature vivante, Éditions du Seuil, 1992
Edwin Oliver James, Le culte de la déesse-mère dans l’histoire des religions, Éditions Le Rocher,1985, 285 pages
Article paru dans la revue Nouvelle Acropole N° 131 (mai-juin 1993)
Laura WINCKLER
Co-fondatrice de Nouvelle Acropole en France
© Nouvelle Acropole
La revue Acropolis est le journal d’information de Nouvelle Acropole

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