Une culture qui fait vivre…
Nous avons besoin d’une culture qui fasse grandir et qui aide les individus à vivre, alors qu’aujourd’hui la culture ne propose plus guère que des offres standard en relation avec des produits de consommation.
Ainsi, les mots « fast-fashion » ou « trottinettiste » ont fait leur entrée dans le dictionnaire, mais il n’est pas sûr qu’ils nous soient d’une grande utilité pour saisir la complexité. De même, selon l’étude de 2024 du centre national du livre (1), les jeunes français de 16 à 19 ans consacrent en moyenne quotidiennement 5h10 aux écrans, (hors temps passé devant un écran pour l’école, les études ou le travail), pour 12 minutes de lecture d’un livre chaque jour. Comme le dit Eugénie Bastié : « Quand il n’y a plus de culture dominante, la contre-culture s’épuise. Et internet ne fait qu’accélérer le conformisme, tuant la créativité et l’originalité au profit de contenus standardisés plaisant au plus grand nombre » (2).
Plutôt que de nous plaindre de cette situation à laquelle, à vrai dire, nous ne pouvons pas grand-chose, voyons le verre à moitié plein et les opportunités que nous offre notre monde. Car le problème auquel nous sommes confrontés n’est pas tant l’absence d’une véritable culture que l’effarante diminution du nombre de personnes cultivées. Une personne cultivée saura toujours trouver dans le bric-à-brac impressionnant de la modernité, les innombrables opportunités d’apprendre et de grandir en humanité, grâce aux musées, livres, expositions, vidéos, sites… Tout est là, mais noyé, immergé dans le grand flux de la consommation de masse. Car une personne cultivée n’a pas seulement des connaissances, les connaissances l’ont transformée !
On apprend à se cultiver, comme on retourne un regard vers soi pour voir ce qui nous manque et ensuite le chercher autour de soi, et non comme on prend ce qui nous fera plaisir dans l’instant. Se cultiver, c’est faire germer en soi de nouvelles choses, ce n’est pas un hasard si dans notre langue, le travail de la terre et celui de l’esprit ne peuvent se mesurer qu’à leurs fruits ; il est des terres arides et des esprits secs, comme il se trouve des terres fertiles et des esprits féconds, capables d’embrasser des réalités multiples pour en tirer une synthèse riche et nuancée. La nuance, voilà ce qu’est ce fruit rare que fait naître la culture, quand nous cherchons à comprendre pour pratiquer, et non à consommer pour ressentir.
Notre monde a désespérément besoin de nuances ; partout où notre regard se tourne, nous ne voyons que violence et rejets, invectives et incompréhensions, fractures et scissions entre des parties qui s’opposent et se rejettent de manière chaque fois plus brutale, simpliste, et chaotique. Pour autant, si nous voulons réellement sortir de cette perspective sans tomber dans l’accablement, les possibilités de nourrir notre regard sont toujours là, si nous voulons nous en saisir.
Vouloir comprendre, s’ouvrir à autre chose que notre environnement connu, se donner des perspectives historiques, dialoguer avec des idées opposées voire étrangères à soi, construisent en l’individu un socle de réflexion qui, peu à peu, l’ouvre à la complexité du monde. Il apprend par l’expérience que les jugements expéditifs et les approximations rapides sont rarement exacts et qu’il faut du temps et de la détermination pour commencer à se faire une idée précise des choses en ayant pensé par soi-même.
Difficile quand on a étudié profondément un sujet d’être catégorique et de donner des opinions à l’emporte-pièce, car le diable est dans les détails, et la pratique nous apprend l’humilité et la tolérance, car si nous découvrons ainsi bien des belles choses, nous prenons conscience également de réalités qui font vaciller les convictions que l’on pensait les mieux acquises. Bref, en cheminant ainsi, l’individu construit un rapport chaque fois plus sain aux contradictions, devenant plus apte à élever sa conscience en intégrant l’infinie complexité des situations humaines.
Lentement, sans le chercher, nous cultiver ainsi nous rend philosophe ; lentement, la confrontation aux faits sans les réduire, aux grands auteurs classiques, à l’art et à la beauté comme élévation, nous conduisent à penser de manière autonome, en nous libérant des préjugés de notre temps et du regard des autres. On ne comprend plus la nuance, on la pratique comme une forme de liberté intérieure qui nous fait refuser toutes les cases, toutes les étiquettes et tous les dogmes. Il faut toute la vie pour apprendre à vivre, disait Sénèque, alors commençons dès maintenant à vivre en partageant cet autre regard sur la culture, celui qui fait grandir les hommes en humanité en leur apprenant la profondeur et la nuance.