Gauguin l’alchimiste, se transcender pour devenir ce que nous sommes réellement
Paul Gauguin (1848 – 1903) est un ogre qui absorbe tout pour générer un art total. Son crédo est que « l’art est un et indivisible ». La grande exposition du Grand Palais (1) présente des tableaux, des céramiques, des bois sculptés, des gravures, des dessins, plongeant le visiteur au cœur d’un processus créatif hors norme.
Naissance à Paris, enfance au Pérou, petit séminaire, marine marchande, tradeur, époux et père de famille, peintre et bientôt maudit, quel parcours ! Les étapes et tribulation de l’artiste sont connues : Paris, la Bretagne, le sud de la France, la Martinique, Paris à nouveau, la Belgique, le Danemark, la Polynésie enfin, puis la mort. À chacune de ses escales son travail évolue. Autant d’œuvres, autant de paliers, autant d’échecs, autant de ruptures, autant de souffrances. Son ménage est un désastre tout comme ses relations humaines. Sa peinture n’est pas de son temps et lui non plus : « Il y a un choc entre votre civilisation et ma barbarie. Civilisation dont vous souffrez. Barbarie qui est pour moi un rajeunissement », écrit il.
Faire œuvre d’alchimiste avec la boue de l’existence
Chaque fois qu’il touche le gouffre du néant, l’espoir le rattrape. Sa vie est son œuvre et son œuvre est sa vie, dans ce sens, il fait œuvre d’alchimiste en dévoilant son être à chaque fois plus à travers sa création. Il se sent poussé par une force irrésistible qui le fait se relever à chaque fois qu’il tombe conscient qu’il n’a pas encore révélé tout son message. Il est convaincu de son génie : « Je suis un grand artiste et je le sais. C’est parce que je le suis que j’ai tellement enduré de souffrances pour poursuivre ma voie. Sinon, je me considérerais comme un brigand ».
Il dira en 1890 : « Je juge que mon art n’est qu’en germe, et j’espère là-bas (en Polynésie) le cultiver pour moi-même à l’état primitif et sauvage ». Cet état primitif est un état primordial qui le rapproche des sources de la vie, par la voie de la simplicité. « Je ne veux faire que de l’art simple, très simple ; pour cela j’ai besoin de me retremper dans la nature vierge, de ne voir que des sauvages, de vivre leur vie. » (2)
Traduire l’invisible dans le visible par l’art
Il s’éloigne des impressionnistes car il trouve que « la pensée n’y réside pas ». Il cherche à refléter l’invisible dans le visible, traduisant une réalité spirituelle plus profonde et plus poétique. Il entend redonner à l’art un rôle de médiation vers le surnaturel et le sacré, qui ferait du peintre le « grand prêtre » par excellence, l’intermédiaire privilégié entre les deux rives.
Sa vie est une aventure permanente, où il est toujours mû par la quête d’un ailleurs qu’il décrit ainsi : « ce que je désire c’est un coin de moi-même inconnu ».
Ses tableaux sont un miroir pour se dévoiler. Libérer le sauvage en lui, c’est retrouver son être premier, où réside sa puissance créatrice, démiurgique qui le rapproche du mystère du sacré. « L’art est une abstraction ; tirez-la de la nature en rêvant devant, et pensez plus à la création qu’au résultat. C’est le seul moyen de monter vers Dieu en faisant comme notre divin maître, créer. »
Il renonce au confort d’une vie bourgeoise, d’un monde d’apparences et du paraître pour suivre l’appel de son être, de la réalité de son âme de feu qui lui donne le courage de surmonter toutes les souffrances, toutes les misères à condition de ne pas trahir sa destinée.
La révolte contre la superficialité de son temps
En ce sens, il s’identifie à l’image du Christ, portant un message de régénération spirituelle que son époque n’est pas prête à écouter. Il se révolte contre une société moderne, technique et industrielle qui a vendu son âme au diable, tel Faust, au nom du progrès et du culte de l’argent. Il pressent, avec une intuition à fleur de peau : « Une terrible épreuve se prépare en Europe pour la génération qui vient : le royaume de l’or. Tout est pourri, et les hommes et les arts. ».
Peut être est-ce la voix de ses ancêtres incas, qui subirent le joug de l’avidité des Espagnols lors de la Conquête de l’Amérique qui remonte à travers son inconscient et qui lui fait chercher une terre paradisiaque où l’on pourrait revivre l’unité et l’harmonie entre les hommes et la nature ? Sa vision s’inspire également de la théosophie, courant philosophique de l’époque pour lequel l’humanité est Une et une seule religion première est à l’origine de toutes les formes particulières de croyance. En Polynésie, il essaye de sauver les traditions locales, déjà oubliées grandement par les autochtones suite à la colonisation.
Chercher le mystère de la vie à travers la femme
Sa fascination pour les belles Tahitiennes lui fait voir dans ces corps fermes et impudiques, très proches de la nature, l’expression d’une dignité toute aristocratique : « Figures animales d’une rigidité statuaire : je ne sais quoi d’ancien, d’auguste, religieux dans le rythme de leur geste, dans leur immobilité rare. Dans des yeux qui rêvent, la surface trouble d’une énigme insondable ». À travers ces figures féminines, c’est son anima qu’il recherche, la force de l’Eros au plus profond de son âme qu’il prenne le visage de Mette, son épouse grave ou Teha’amana ou Marie Rose, les jeunes vahinés qu’il épousera selon la coutume ou Hanna la javanaise qui incarnera sa part d’ombre. Derrière toutes ces femmes, c’est la déesse Hina, mère de l’humanité pour les maoris qu’il retrouve, portant avec elle le mystère de la vie et de la mort, évoquée dans une de ses gravures « Soyez mystérieuses »…
Être l’humble maillon d’une chaîne
Mais l’originalité de sa quête ne le détache pas du lien avec les sources universelles de l’art dont il s’inspire, en ayant amené dans ses exils tropicaux quelques images inspiratrices de grands maîtres occidentaux ou des fresques de Borobudur ou égyptiens qui réapparaîtront dans ses œuvres. Il écrira à son ami Odilon Redon (3) : « J’emporte ces photographies, dessins, tout un petit monde de camarades qui me causeront tous les jours. »
Il se réclame d’une lignée, comme tous les grands artistes de tous les temps. « Comment ! moi révolutionnaire ; moi qui adore et respecte Raphael. » Et encore, en défendant Paul Cézanne : « Non, l’artiste ne nait pas tout d’une pièce, Qu’il apporte un nouveau maillon à la chaîne commencée c’est déjà beaucoup. »
Il se métamorphose et se transcende à travers son art et porte avec lui l’éternelle interrogation humaine sur le sens de la vie qu’il transcrit dans une de ses œuvres clés (1897) : « D’où venons-nous ?, que sommes-nous ? Où allons-nous ? ». Puisse la force de l’ogre qui a vécu sa propre alchimie éveiller en nous le besoin de nous transcender et suivre notre étoile pour devenir ce que nous sommes réellement, vivant notre mythe intérieur.