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Éditorial : Se libérer du travail ou par le travail ?

Que se passe-t-il dans notre relation au travail ? 
Selon des études récentes 30 % des heures de travail actuelles dans l’ensemble de l’économie américaine pourraient être automatisées d’ici la fin de la décennie, et 400 à 800 millions de personnes perdre leur emploi dans le monde à cause de l’Intelligence artificielle (IA) (1). Si la fin du travail est une vue de l’esprit, sa transformation radicale est une évidence à laquelle les jeunes générations sont confrontés de plein fouet. 

Irons-nous vers un monde qui verra les robots occuper les tâches fastidieuses et l’homme se concentrer sur la créativité, l’innovation et l’accomplissement personnel, comme le pense Sam Altman, PDG d’OpenAI (qui a développé ChatGPT), rien n’est moins sûr.

Comme le signalait le philosophe Bernard Stiegler, l’époque dans laquelle nous vivons est bien caractérisée par une relation au travail différente, mais pas forcément aussi positive que le voudrait le récit dominant sur les nouvelles technologies. Car selon lui, si la contrainte exercée par le travail semble moindre, c’est bien parce que dans cette évolution, ce ne sont plus nos gestes mais nos processus cognitifs qui sont aujourd’hui mécanisés !

La philosophie nous rappelle en effet que nous épanouir dans notre relation au travail, a contrario de toute robotisation aliénante, ne peut se faire que si nous donnons du sens à notre travail dans une démarche choisie, où nos finalités sont claires. Cette évolution positive qui traduit l’aspiration d’une grande majorité de la jeunesse, donne lieu aujourd’hui à une confrontation difficile. 86% des chefs d’entreprises estiment en effet que cette génération est différente de la génération d’avant, avec de réelles difficultés à la faire évoluer dans le monde de l’entreprise.

L’enquête sur Les jeunes et l’engagement, réalisée par l’IFOP auprès de plus de 1 000 jeunes Français âgés de 18 à 25 ans, confirme cette mutation profonde et positive de leur rapport au travail et à l’engagement. Avec 7 jeunes sur 10 déclarant désormais ne pas vouloir travailler pour des entreprises qui ne partageraient pas leurs valeurs, la génération Z (née à la fin des années 90) confirme sa préférence marquée pour les valeurs et la dimension éthique du travail 
Les jeunes interrogés expriment tous un fort besoin de cohérence entre leur engagement individuel et leur activité professionnelle, ils ne veulent pas seulement occuper un poste comme le faisaient leurs parents ou leurs grands-parents, mais travailler différemment et trouver un équilibre de vie où le sens de leur démarche puisse s’exprimer. Et si en 1982, 19% étaient en CDD, intérim, ou apprentissage, ils sont 57% dans cette situation en 2021.  Le CDI, contrat à durée indéterminée, n’est plus le graal, l’important c’est de participer de projets dans lesquels il y a du sens !

Comme le dit Marion Cina : « Le travail peut sauver s’il devient une œuvre, comme l’explique la philosophe Hannah Arendt. Dans ces conditions, ce n’est plus le travail pris dans son sens étymologique, tripalium (le nom d’un instrument de torture composé de trois barres de bois), « souffrance », mais une œuvre synonyme de liberté et d’émancipation ».

Changer notre relation au travail est possible, le vivre implique de chacun une approche différente, que ce soit dans le monde de l’entreprise ou à la maison, une approche dans laquelle on privilégie le fait d’être conscient de ce que l’on fait, en cherchant à le faire bien, et en mobilisant notre attention, pour être présent à ce que nous faisons. 
Simone Weil disait déjà en 1942 : « Le pire attentat, celui qui mériterait peut-être d’être assimilé au crime contre l’Esprit, qui est sans pardon, s’il n’était probablement commis par des inconscients, c’est l’attentat contre l’attention… » (3).

Loin de toutes les lamentations sur l’état du monde, il est réjouissant de constater la progression d’une posture bien plus philosophique de la jeunesse dans sa relation au travail. Et, en attendant une hypothétique transformation du monde du travail, qui ne se fera pas d’un claquement de doigt, nous avons tous le pouvoir de participer à une transformation profonde de notre culture, une transformation qui nous conduit à développer une attention bien plus soutenue dans ce que nous faisons, en faisant le choix de la concentration plutôt que celui de la dispersion. 
En apprenant à être présent et attentif à ce que nous faisons, même dans les petites choses, nous initions une manière de vivre plus consciente et plus alignée. Notre activité toute entière devient alors le champ de notre pratique philosophique pour cultiver le détachement, la présence à nous-mêmes et l’équanimité. Travailler cesse alors d’être une malédiction, pour devenir une manière de se construire et de se transformer. 

Comme le disait Lao Tseu au VIsiècle av. J.-C. : « Celui qui travaille avec son cœur cultive son esprit. » Tôt ou tard, toute société s’adapte aux nouveaux besoins des individus qui la composent. N’attendons pas que la société change, assumons dès maintenant ce que les jeunes générations affirment avec force, travailler est l’essentiel de notre activité humaine, notre manière de participer à l’univers, faisons tout ce qui dépend de nous pour y déployer du sens !


(1) Rapport sur le travail de McKinsey de juillet 2023
(2) « Le sentiment de désillusion qui frappe les jeunes diplômés d’aujourd’hui sur le marché du travail ressemble fort à celui des jeunes romantiques du XIXᵉ siècle »
Dans un entretien au « Monde », la chercheuse en sciences de gestion et professeure à l’ISC Paris, Marion Cina, revient sur le sentiment de perte de sens ressenti par de nombreux diplômés lors de leur arrivée en entreprise. Propos recueillis par Marine Miller et publié le 01 novembre 2024 dans le quotidien Le Monde
(3) « Mais le pire attentat, celui qui mériterait peut-être d’être assimilé au crime contre l’Esprit, qui est sans pardon, s’il n’était probablement commis par des inconscients, c’est l’attentat contre l’attention des travailleurs. Il tue dans l’âme la faculté qui y constitue la racine même de toute vocation surnaturelle. La basse espèce d’attention exigée par le travail taylorisé n’est compatible avec aucune autre, parce qu’elle vide l’âme de tout ce qui n’est pas le souci de la vitesse. Ce genre de travail ne peut pas être transfiguré, il faut le supprimer. » Simone Weil (1909-1943), Conditions premières d’un travail non servile, 1942, publié aux Éditions de L’Herne, 2014, 88 pages
Thierry ADDA
Président de Nouvelle Acropole France 
© Nouvelle Acropole
La revue Acropolis est le journal d’information de l’École de Philosophie Nouvelle Acropole France

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