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L’être humain peut-il coexister avec l’intelligence artificielle ?

L’apparition de l’Intelligence Artificielle (IA) dans le grand public, fin 2022, avec Chat GPT a bouleversé notre rapport à la connaissance et suscité de nombreuses questions existentielles et éthiques. Qu’est-ce qui est le propre de l’homme ? L’intelligence artificielle a-t-elle une conscience ? La machine va-t-elle dominer l’homme ?

Cet article très exhaustif nous présente les enjeux d’une révolution technologique pour répondre aux questions et inquiétudes que son développement accéléré provoque.

L’intelligence artificielle n’est pas un phénomène nouveau. Depuis longtemps, l’homme a tenté de créer des machines et des automates, soit pour les mettre à son service, soit pour étendre ses propres capacités. De nombreuses histoires reflètent l’admiration pour ces créations et, en même temps, la crainte de perdre le contrôle de ces technologies. 

Il était une fois… des créatures artificielles

Rappelons quelques mythes grecs, comme la création de Talos, le géant de bronze tué par Médée, ou la statue d’ivoire de Galatée ramenée à la vie par Pygmalion. D’autres légendes sur la création d’êtres vivants ont vu le jour au Moyen-Âge, comme l’énigmatique Baphomet des Templiers ou les homoncules de Paracelse, ou encore le Golem des traditions juives, un être d’argile animé par un rituel magique. 
De nos jours, citons, dans le roman de Mary Shelley, la créature monstrueuse du docteur Victor Frankenstein, ou encore, dans le roman de Carlo Collodi, le garçon en bois Pinocchio, créé par le menuisier Gepetto. Dans ces deux cas, il est fait appel à la responsabilité de la science et de l’action humaine pour rester dans les limites de l’éthique, un élément essentiel.

La machine le meilleur ami de l’homme 

D’autres automates – un mot inventé par les Grecs – ont également été élaborés : des artifices ou des dispositifs qui fonctionnaient comme le mécanisme d’une horloge, semblant se comporter de manière autonome ou intelligente. 
Les premiers « robots » – terme dérivé du mot tchèque désignant le travail forcé – sont apparus au XXe siècle. Il est intéressant de noter que dans sa Politique (1), Aristote préconise la création d’automates pour effectuer de tâches mécaniques, pour éliminer l’esclavage, rendu inutile. 

Intelligence artificielle miroir de l’intelligence humaine ?

Le développement de l’intelligence artificielle (IA) a commencé dans les années 1950. Depuis, elle vise à imiter l’intelligence humaine, en utilisant d’abord des algorithmes ou des instructions logiques pour atteindre un objectif spécifique, puis des systèmes experts qui s’appuient sur des connaissances reconnues. 

L’introduction des systèmes d’apprentissage automatique a permis d’éliminer la dépendance à l’égard d’un ensemble limité de connaissances. Les réseaux neuronaux ont ensuite été développés pour traiter des données complexes et des relations non linéaires, tandis que la vision artificielle a permis la reconnaissance des formes pour imiter les interactions humaines avec l’environnement. 
Enfin, le traitement du langage naturel a été introduit pour permettre l’interaction avec les êtres humains. Même s’ils ne sont pas encore très avancés, les progrès rapides de cette technologie ne cessent de nous étonner. Il est désormais possible de créer des voix, des photos et même des vidéos qui simulent l’apparence humaine. 

Distinguer le réel de la fiction

Ainsi dans un avenir proche, nous pourrions perdre la capacité de différencier le réel de la fiction générée par l’IA.
Certaines des inventions citées suscitent des craintes car elles ont le potentiel d’être plus puissantes que nous, de nous remplacer ou d’être exploitées pour dominer le monde. En outre, la ressemblance étroite de certaines machines avec les humains peut être troublante. Ces possibilités constituent un défi pour la coexistence avec les machines.

L’IA, la morale en question

Nous sommes confrontés à un certain nombre de problèmes éthiques liés à l’IA, tels que la discrimination algorithmique. Cette question se pose lorsque les systèmes d’IA sont appliqués sur des données qui peuvent contenir des préjugés culturels et sociaux, ce qui entraîne des discriminations et des injustices dans des domaines tels que l’emploi, le logement et les prêts. De nombreux exemples de biais algorithmiques ont été ainsi rapportés (2).

Un autre problème qui se pose est le manque de transparence des algorithmes. Les décisions prises par de nombreux algorithmes d’IA sont opaques et difficiles à comprendre, ce qui complique l’audit de leur utilisation. Ce manque de transparence est particulièrement préoccupant dans des domaines tels que les soins de santé, où les décisions de l’IA peuvent avoir des conséquences importantes sur la santé et le bien-être des individus.

L’IA responsable ou seulement coupable ? 

Qui est responsable lorsqu’un algorithme d’IA prend une mauvaise décision ? Est-ce le programmeur, l’entreprise qui l’a mis en œuvre ou l’algorithme lui-même ? Si nous définissons la « prise de responsabilité » comme un sens accru du devoir ou de l’engagement envers des normes établies ; et comme le fait d’assumer les conséquences positives ou négatives de nos actions, il devient évident qu’il existe un lien entre la responsabilité et la conscience, ce qui pose encore un problème avec les actions de l’IA. L’IA n’a clairement pas de conscience morale mais, dans une société en perte de valeur on peut craindre que ce critère n’ait pas toute l’importance qu’on devrait lui accorder dans le choix de son utilisation.

Les armes autonomes, par exemple les drones, devraient-elles être autorisées à mener des opérations policières ou militaires ? Une telle autorisation pourrait conduire à une escalade des conflits et à la perte du contrôle humain sur l’utilisation de la force militaire. Le conte fantastique de la série Terminator pourrait devenir une réalité si un système semblable à « Skynet », capable de contrôler indépendamment l’arsenal militaire américain existait.

Il est essentiel que les êtres humains puissent conserver le contrôle et la responsabilité des décisions, qui ont une incidence sur leur bien-être ou leur vie, dans des domaines critiques tels que la médecine, la justice sociale, la sécurité nationale et la défense. Il y a réel danger d’accorder à l’IA un contrôle absolu dans ces domaines. 

La machine plus intelligente que l’homme ?

L’IA pénètre des domaines où nous nous croyions insurpassables. Nous pensions être les seuls animaux rationnels. Dans de nombreuses cultures et traditions, l’esprit est la caractéristique qui nous différencie des autres animaux. Cependant, les machines ont progressivement imité et dépassé les capacités humaines, et il ne s’agit plus seulement de force ou de capacités physiques. 
Au départ, les machines ont dépassé les humains dans les calculs mathématiques. Aujourd’hui, il est de notoriété publique qu’une calculatrice de base ou nos smartphones peuvent effectuer une division à dix chiffres plus rapidement que nous. 
Ensuite, concernant la mémoire, une petite puce peut désormais stocker plus de livres que la célèbre bibliothèque d’Alexandrie. L’IA a également fait preuve de remarquables capacités de reconnaissance des formes, qui lui permettent de reconnaître rapidement les similitudes et les différences, par exemple pour mieux s’orienter dans l’espace lorsqu’on manipule une carte. 

Récemment, l’IA a réalisé des percées dans le traitement du langage naturel, démontrant sa capacité à traduire, résumer ou rédiger des textes plus efficacement que les humains. En outre, nous découvrons la puissance de l’IA dans la création d’images et ses capacités artistiques, dans la création de musique et de poésie, en apprenant des styles précédents et en combinant des éléments de leur formation pour générer de nouveaux résultats, tout comme nous le faisons.

L’intelligence le propre de l’homme ?

Les détracteurs de l’IA affirment que son utilisation nous empêche de développer certaines capacités mentales humaines, telles que la lecture, la réflexion, la mémoire, l’écriture, etc. Si nous perdions nos aptitudes mentales, nous pourrions devenir « moins humains ».
Il faut admettre que l’esprit est un élément essentiel dans le développement de l’être humain. Mais qu’est-ce que l’esprit ? A-t-il totalement à voir avec l’intelligence rationnelle dont sont dotées les machines ? Dans les traditions ésotériques, il est expliqué que l’esprit est l’étincelle mentale ou « étincelle divine », essentielle à la nature humaine, et que la mission de l’être humain est de découvrir et de cultiver ce pouvoir intérieur, par la pratique spirituelle et la recherche de la vérité. Mais les machines ne possèdent pas de tels pouvoirs de finalité ou de transcendance. Là encore, dans une société « arraisonnée par la technologie » selon l’expression de Heidegger, c’est-à-dire qui a confondu les finalités et les moyens, nous risquons de nous fourvoyer sur la véritable place de l’IA. 

La conscience de soi

Nous nous sommes longtemps considérés comme les seuls êtres intelligents, car les animaux, bien qu’ils puissent avoir un comportement intelligent, n’en sont pas conscients. C’est la différence fondamentale entre nous et les autres êtres vivants. 
Si les machines d’IA peuvent être très intelligentes, voire nous surpasser dans certains domaines, elles n’ont pas la conscience de soi et la capacité de prendre des décisions de façon autonome. Ce sont des outils conçus pour aider les humains à atteindre des objectifs spécifiques, mais ils ne possèdent pas de compréhension d’eux-mêmes ou du monde qui les entoure. 
L’IA ne remplace pas l’homme, mais étend ses capacités grâce à une programmation très avancée. Elle n’est pas non plus une forme de connaissance humaine, car l’esprit humain n’est pas un ordinateur.

Intelligence artificielle contre intelligence émotionnelle 

Si les gens sont surpris par les capacités intelligentes de l’IA, c’est parce qu’ils se concentrent sur l’abstraction et le raisonnement, tout en ignorant d’autres aspects humains tels que l’intelligence émotionnelle ou sociale. En ce sens, on pourrait dire que les machines ne sont pas vraiment intelligentes, si l’on définit l’intelligence comme la capacité de choisir entre différentes options ou situations, de les comprendre et de synthétiser les informations pour prendre la meilleure décision. 
Les êtres humains possèdent la créativité, l’imagination, l’empathie, l’esprit critique, la curiosité et la passion, autant d’éléments que l’IA ne possède pas.
L’IA traite les informations par le biais d’un ensemble d’instructions logiques et mathématiques. Elle est déterministe et ne peut pas prendre de décisions autonomes ou créatives au-delà de ce pour quoi elle a été programmée. 
Les humains apprennent grâce à des expériences subjectives et à l’exploration, alors que l’IA n’utilise que des modèles mathématiques et statistiques. En outre, les machines n’ont pas d’intentions ou de buts ; elles ne peuvent fonctionner que sur la base d’instructions qui leur sont données. Elles n’ont pas d’objectifs ou de désirs comme les êtres humains.

Les dérives de l’IA

Comme tout outil, c’est son utilisation par l’homme qui en fait un instrument utile ou dangereux. Ainsi l’utilisation abusive de l’IA dans la société peut avoir des conséquences graves. Par exemple, dans le cas de Cambridge Analytica et de Facebook, l’IA a été utilisée pour manipuler le résultat d’élections et de référendums. Par ailleurs, certains moteurs de recherche, alimentés par l’IA, sont devenus une « machine à vérité », influençant la manière dont les gens perçoivent et comprennent l’information. 
La mise en œuvre du système chinois de crédit social est également préoccupante. Ce système d’IA évalue et surveille le comportement des citoyens et des entreprises dans divers aspects de la vie quotidienne, notamment la finance, l’éducation, la sécurité, la santé et la moralité, et attribue des points en conséquence. Ces points peuvent être utilisés pour obtenir des avantages, tels que l’accès aux services publics, des prêts, des emplois et des voyages.

L’IA un substitut à l’être humain ?

Pourtant, malgré nos réticences, certains pensent que la dimension factuelle de l’IA, sa capacité à traiter de grandes quantités de données et à prendre en compte de nombreux facteurs dans la prise de décision, pourraient grandement contribuer à l’organisation de la société. 
Les systèmes d’IA, avec leur intelligence supérieure, leur rationalité et leur absence de subjectivité et de préjugés, pourraient potentiellement se montrer plus justes que les humains et même participer à la gouvernance de notre société. Ils pourraient également rendre les transports plus sûrs, avec moins d’accidents que les conducteurs humains.
De plus, comme ils sont toujours disponibles et peuvent communiquer avec nous, ils pourraient peut-être devenir nos compagnons, du moins pour les centaines de millions de personnes âgées qui vivent seuls dans ce monde déshumanisé. C’est déjà le cas au Japon, par exemple. Curieusement, la technologisation à outrance de la société a fait de nous des êtres plus isolés, plus solitaires, et pourtant le remède pourrait être justement de mettre en œuvre plus de technologie.

Bienvenue dans le meilleur des mondes transhumaniste où la machine a remplacé l’être humain ! 

Une IA amicale ?

L’enjeu est donc de formater l’IA de telle sorte qu’elle ne devienne pas nuisible à l’homme. Nous avons besoin d’une « IA amicale (3) » qui prenne en compte les conséquences à long terme de ses actions et de ses décisions. 

L’objectif serait de créer des systèmes non seulement efficaces, mais aussi sûrs et bénéfiques pour la société. À cette fin, nous devons les concevoir avec des valeurs éthiques et les rendre capables d’apprendre et de s’adapter au fur et à mesure de leur utilisation. 
De plus, nous devrions exhorter les gouvernements à collaborer avec la communauté scientifique, à l’élaboration d’une législation qui protège les droits individuels et fixe des limites pénales à l’utilisation abusive de l’IA. 
Pour ce faire, les entreprises devront s’asseoir avec les institutions et les gouvernements, les psychologues, les philosophes et les organisations de défense des droits de l’homme, afin de s’assurer que tous les aspects de cette technologie aient été pris en compte.
Car face à l’émergence de pouvoirs nouveaux dont le développement peut dépasser l’homme, le seul cadre technique ou législatif est insuffisant. La réflexion éthique et philosophique est indispensable pour définir la place qu’il convient de leur accorder.

(1) « Car si chaque instrument pouvait accomplir son propre travail, obéissant ou anticipant la volonté des autres, comme les statues de Dédale, ou les trépieds d’Héphaïstos, qui, dit le poète, “entraient d’eux-mêmes dans l’assemblée des Dieux” ; si, de même, la navette tissait et le plectre touchait la lyre sans qu’une main les guidât, les chefs ouvriers ne voudraient pas de serviteurs, ni les maîtres d’esclaves. » Politique, Chapitre II, De l’esclavage
(2) Lire
– Cathy O’Neil, Weapons of Mathematical Destruction : How Big Data Increases Inequality and Threatens Democracy, Crown Édition, 2016, 272 pages
– Safiya Umoja Noble, Algorithms of Oppression : Comment les moteurs de recherche renforcent le racisme, NYU Press, 2018, 248 pages
– Kris Shaffer, Data versus Democracy : How Big Data algorithms shape our opinions and alter the course of history, Apress Edition , 2019, 137 pages
– Jean-Noël Jeanneney, Google and the Myth of Universal Knowledge: A View from Europe (Google et le mythe du savoir universel), University of Chicago Press, 2007, 108 pages
– Nick Cole, Googled : The End of the World as We Knew it, Castalia House, 2016, 274 pages
(3) Nous utilisons le terme inventé par Eliezer Yudkowsky
Pour en savoir plus, consultez le site https://www.kurzweilai.net/what-is-friendly-ai
Article adapté du site anglais: https://library.acropolis.org
Juan Carlos del RIO
Nouvelle Acropole Espagne
© Nouvelle Acropole
La revue Acropolis est le journal d’information de l’école de philosophie Nouvelle Acropole France

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