Vermeer ou la mystique du geste quotidien
Le Musée du Louvre a organisé une exposition-événement « Vermeer et les maîtres de la peinture de genre ». Présentant douze œuvres du peintre avec d’autres tableaux de l’époque, elle explore le réseau fascinant de relations qu’il a entretenu avec les autres grands peintres du Siècle d’or hollandais.
« L’art hollandais ajoute le silence qui permet d’entendre l’âme, à tout le moins de l’écouter. » Paul Claudel
Johannes Vermeer naît en 1632 dans une famille calviniste proche des artistes. Son père est enregistré comme marchand de tableaux et il tient successivement deux auberges fréquentées par des peintres. Vermeer s’oriente naturellement vers la carrière de peintre, dans laquelle il débute en 1653, après avoir épousé Catharina Bolnes et s’être converti au catholicisme.
Une carrière de peintre pressentie
Deux événements marquent sa carrière. Le premier est sa rencontre avec un riche citoyen delftois, à la fin des années 1650 qui deviendra son mécène, en achetant ou commandant une grande partie de ses tableaux, ce qui lui permettra de prendre tout son temps pour les concevoir et les réaliser. En tout, nous connaissons 36 ouvrages de Vermeer qui semblait peindre environ deux tableaux par an.
Le deuxième est son installation avec sa famille chez sa richissime belle-mère Maria Thins. Cela lui garantit une ascension sociale et aussi des substantielles économies. Il connaît sa période la plus faste et devient un des peintres les plus appréciés de Delft. Pendant la ruineuse guerre d’Hollande, il rencontre de grandes difficultés et meurt en 1675, à l’âge de 43 ans, laissant une veuve, onze enfants et une dette considérable que son épouse comblera en vendant ses derniers tableaux.
La conquête de l’espace privé, citadelle morale de l’art hollandais de son temps
Dans ce temps de prospérité de la république batave, on trouvait des ateliers de peintres dans toutes les grandes villes. La scène de genre élégante hollandaise connait son âge d’or vers 1650-1680. Des dialogues s’établissent entre les artistes, avec de nombreux liens et émulations. L’art de Vermeer s’enrichit des inventions de ses pairs, de Ter Borch à Metsu ou à Dou pour atteindre à un raffinement et un équilibre unique. Il peint en éliminant certaines choses et en en gardant d’autres : le silence, la distanciation qui semblent la quintessence de son art.
« L’espace privé constitue l’autre conquête majeur de ce peuple de marchands et de navigateurs, de marins se déployant à travers le monde et triomphant économiquement.
Le foyer fait figure de citadelle morale. Il s’inscrit dans une polarité parfaite avec l’extérieur, la rue et le monde. Le cadre domestique est le lieu du ressourcement moral pour les hommes. Les femmes sont les vigies de la frontière qui sépare l’espace publique. Le culte que ce peuple voue à la propreté et à l’hygiène s’éclaire par la hantise de la souillure morale. Le rituel ménager revêt une signification morale. » (1)
Refléter l’instant unique (ou le moment idéal) dans la banalité de la vie quotidienne
Elie Faure (2) déchiffre ainsi l’originalité du sphinx de Delft : « Vermeer a peint jusqu’au silence rayonnant qui émane des choses amies, jusqu’à l’accueil qu’elles vous font. […] Vermeer de Delft résume la Hollande. […] Il a accepté la vie totalement. Il n’a rien interposé entre lui et elle, il se borne à lui restituer le maximum d’éclat, d’intensité, de concentration qu’y découvre une étude ardente et attentive. »
Cette représentation de la vie quotidienne dans toute sa joyeuse simplicité inspire à Hegel (3) cette réflexion : « C’est dans cet abandon et ce sans-souci que consiste ici le moment idéal. C’est le dimanche de la vie qui égalise tout et qui éloigne toute idée du mal. »
« Une scène de la vie journalière peut avoir une signification intérieure considérable, du moment qu’elle met en pleine et claire lumière les individus, l’activité humaine, le vouloir humain surpris dans leurs replis les plus secrets. […] L’art accomplit une œuvre qui […] semble réduire le temps lui-même à ne pas fuir. » dira Schopenhauer (4) en parlant de l’école hollandaise.
L’énigme dans son œuvre
Les tableaux de Vermeer ne sont pas des messages ou des discours. Ils instaurent un espace de conversation et de collaboration avec le spectateur, en portant une énigme. L’interprétation n’est jamais univoque. D’autre part, ils traduisent la mentalité de l’époque entre les deux extrêmes de la conquête économique du monde, réalisée par les Hollandais par la voie du commerce et de la navigation et de l’intimité domestique, le foyer, comme cœur de la patrie et source de sérénité.
Nous verrons à travers quelques œuvres majeures comment se décline cette dualité et cette respiration entre l’intérieur et l’extérieur, comme lien vivant entre le féminin et le masculin.
La laitière
Dans ce tableau d’une extrême simplicité et dépouillement, rien ne se meut sauf le mince filet de lait qui s’écoule. Absorbée par une tâche simple à laquelle Vermeer confère une solennité presque sacrale, la femme apparaît retranchée à l’intérieur d’elle-même, hors du temps. Son génie tient à la tension qu’il crée entre la banalité de la scène et la dignité quasi héroïque de la figure, emblème de la nourricière Déméter.
La dentellière
Une femme se penche sur son ouvrage tenant fermement ses fuseaux et ses épingles. Les petites dimensions du tableau obligent le spectateur à s’approcher au plus près de la toile, comme la dentellière de son ouvrage. Un parallèle peut s’établir entre l’acte de tisser et l’acte de peindre. De même qu’elle assemble patiemment les fils de son ouvrage, le peintre combine les teintes et les touches pour composer son tableau. Vermeer exprime par ce petit tableau l’amour de son art qui est un véritable métier, un art de la main.
Salvador Dali était hanté par ce petit tableau, à cause du flot laiteux et sanguinolent des fils blancs et rouges qui se glissent du coussin bleu sur la tapisserie. Ce fil rouge évoque la puissance de la vie qui finalement ne tient qu’à un fil…
La lettre interrompue
Le thème des correspondances devient très important dans une société qui envoyait beaucoup de monde aux confins reculés du monde. Donc, tant les hommes que les femmes écrivaient des lettres.
Une jeune femme assise à sa table, interrompt l’écriture de sa lettre pour interroger le spectateur. La figure lumineuse se dégage d’un fond sombre mettant en valeur toute sa délicatesse et sa féminité. Les femmes de Vermeer exaltent cette impression de parfaite intimité, de rendez-vous avec soi.
La femme hollandaise jouit d’une très grande liberté, garante de ses vertus. Simon Schama (5) suggère qu’avec le calvinisme les figures d’identification changent pour les femmes et les vaillantes héroïnes bibliques remplacent la Sainte Vierge.
Le foyer est un espace d’intimité et d’affectivité. La conjugalité est placée sous le signe de la tendre amitié. C’est pour cela que la femme hollandaise a de droits importants pour l’époque, elle est instruite et doit pouvoir remplacer un époux absent.
Jeune femme assise au virginal
La scène bien que musicale, semble suspendue et de l’œuvre se dégage un silence profond, méditatif, qui invite à rentrer dans la contemplation de l’instant et dans la part d’éternité qu’elle recèle. Toute l’œuvre de Vermeer joue sur cette harmonie de contraires entre le visible et l’invisible, le dit et le non dit, le banal et le sacré. Cela traduit l’esprit de l’époque, dans une société qui essaie de concilier la morale de Calvin et la jouissance raisonnable des biens, éclairée par l’humanisme d’Erasme.
L’Astronome et le Géographe
Sur les six tableaux de Vermeer où n’apparaît aucune femme, quatre représentent des hommes de sciences. Ils étudient la cosmographie, science unifiée qui calculait la taille et forme de l’univers incluant la Terre et le ciel. Elle traçait les nouveaux espaces dans lesquels voyageaient les Hollandais. Les cosmographes devaient centraliser toutes les données sur une sphère dans laquelle il n’y avait plus ni centre ni périphérie.
Les globes célestes représentaient les constellations en retournant l’univers. Cette image devait être vue depuis tout point de la surface de la Terre. Cela exprimait l’universalité de la connaissance. Vermeer donne un globe à son Astronome qui semble être Antoni van Leeuwenhoek, scientifique de Delft qui sera son exécuteur testamentaire.
Le pendant de ce tableau est le Géographe. Le même modèle pose dans le même cabinet d’étude, seuls les objets ont été inversés.
Le monde à portée de main
Ce qui poussait les Européens vers le monde, comme l’avait bien montré la conquête de l’Amérique par l’Espagne, n’était pas seulement la quête de connaissance mais les richesses qu’ils pouvaient en tirer. « Les marchands hollandais avaient commencé en mer Baltique au XVIe siècle, mais au XVIIe, ce fut en mer de Chine méridionale. Ils allèrent soudainement de la mer du Nord au monde entier. » (6)
Et tous ces biens se retrouvent dans leurs cités et plus particulièrement dans leurs foyers.
L’univers domestique, feutré et féminin, tire ses richesses du monde extérieur dont la lumière se reflète dans les fenêtres qui éclairent les tableaux.
Sans ce monde d’échanges planétaires, il aurait été impossible à ce plus petit monde raffiné, dans lequel hommes et femmes se rencontraient, d’exister.
Les Hollandais vivaient déjà une vague de mondialisation et à bien d’égards, étaient très modernes et plus proches de nos coutumes actuelles que certains de leurs contemporains des grands Royaumes de l’Europe, dont la France, qui jalouse de leur prospérité se jeta sur eux pour la lui arracher.
Comme le dit si bien Paul Claudel, « le génie de Vermeer était de capter l’essence mystique du « silence de l’heure qu’il est ». C’est cela qui frappe dans l’exposition, où ses douze tableaux brillent et se distinguent des autres par une lumière, une concentration et une présence unique. Oui, le sphinx de Delft méritait bien son nom par l’énigme de la vie qu’il sait si bien dévoiler sans paroles.