Société

Comment penser la post-modernité ?

Le sociologue Michel Maffesoli s’est interrogé sur les caractéristiques de la modernité et de la pos-modernité et leur conséquence sur le passage de l’occidentalisation à l’orientalisation du monde.

Chaque culture est tributaire d’un certain nombre de principes, qui constituent un modèle, un paradigme, un climat autour duquel s’organise une certaine manière de vivre ensemble.
Il arrive qu’à un moment donné, la représentation que l’on se donne de soi-même et des autres à titre individuel ou collectif cesse sans que le monde ou la société cesse d’exister. La fin d’un monde n’est pas la fin du monde. Il peut y avoir de l’impermanence et en même temps de la continuité dans la vie en tant que telle.

Comment penser la modernité et la post-modernité ?
Comment penser la modernité et la post-modernité ?

La crise actuelle n’est pas simplement économique ou financière, mais elle a des causes bien plus profondes car elle indique un changement de paradigme (1), d’épistémè, de vision du monde à l’œuvre. L’imaginaire dans lequel le monde a baigné arrive peut-être à échéance et il cède la place à un autre qui est en train de naître. La crise, crisis en grec, est le jugement de ce qui est en train de naître sur ce qui est en train de cesser. Crisis signifie aussi le crible qui permet de rejeter ce qui doit l’être et de conserver ce qui mérite de l’être.

 Comment s’est constituée la modernité ?

La modernité commence avec l’ère judéo-chrétienne, à partir de saint Augustin. La racine essentielle serait l’Unité. On cherche à unifier tout : l’individu, l’État Nation, les grands systèmes théoriques philosophiques. Reprenant Nietzsche, on pourrait dire que le monothéisme a conduit au monoïdéisme (2) qui a conduit à son tour au mono-tono-théisme Cela gère la manière de voir le monde et de s’organiser en fonction de cette représentation.

L’occidentalisation du monde : Les trois mots clés du monothéisme

Le monothéisme est fondé sur trois concepts : l’unité, le lointain et le salut individuel

  • L’Unité

Saint Augustin écrit : «la raison humaine conduit à l’Unité». De là part la lutte contre l’idolâtrie, les icones tout autour du pourtour méditerranéen. Il y a donc pour lui, quelque chose de rationnel dans cette unité. Presque 2000 ans plus tard, le philosophe français Auguste Comte, fondateur du mot sociologie, réfléchissant sur cette discipline et sur la société, pensa également au reductio ad uno, réduire à l’Unité. Le XIXe met l’accent sur une raison qui unifie et de laquelle découle une organisation de la société qui tend également à l’unité. En partant de la théologie au Moyen-Âge, on parvient progressivement à ce rationalisme qui considère que tout est soumis à raison, tout doit donner ses raisons. C’est une raison qui fait système et se répand lentement dans tout le corps social. Tout est soumis à la raison, tout doit donner ses raisons.

  • Le Lointain

La Vraie Vie est ailleurs. La Cité de Dieu de saint Augustin montre que l’homme arrivera plus tard à l’état de béatitude ; il convient donc de passer le plus vite possible par cette cité des larmes pour atteindre le royaume de Dieu. Il y a donc une projection vers le futur, vers le lointain.
Tout au long du XIXe siècle, Karl Marx chercha la société parfaite qui arrivera plus tard. Il dit que «la politique est la forme profane de la religion» et ce que les religions ont voulu faire au Ciel on le fera sur Terre, mais dans un futur lointain, ce sera le Paradis terrestre. Freud traduira cela en parlant du «report de jouissance». Plus tard, on arrivera à la béatitude, le bonheur ou l’émancipation.

  • Le Salut individuel

Une des spécificités de la spiritualité des religions du Livre est cette vision sotériologique, cette quête de salut mais individuelle. Il y a une vie après cette vie, une pérennité de l’âme, éventuellement même, la résurrection des corps. Le mot «sens» n’a de sens que s’il a une finalité. Ce mot indique à la fois la signification et la finalité. N’a de signification que ce qui a une finalité, que ce qui va quelque part. Ce mot «sens» indique que l’on tourne l’énergie individuelle et collective vers le futur et cet effort repose sur la quête du salut, la sotériologie. Cela sera la base du messianisme, de l’émancipation et la quête du progrès, concept que l’on a sucé avec le lait maternel, sans y prêter attention. La recherche du progrès est la conséquence de tout ce que l’on vient d’évoquer et ce sera un progressisme sans fin.

Le désenchantement du monde
Le désenchantement du monde

 Une conception dramatique du monde

Mais tout cela est la conséquence de la vision de saint Augustin qui considère que ce monde est immonde (mundus est inmundus) jusqu’à en arriver à la notion de l’infamie de l’existence. Cela justifie que l’on cherche la jouissance ou la réjouissance dans le plus tard, dans le lointain.

Le climat qui a caractérisé notre modernité avec les racines que l’on vient d’évoquer est une conception dramatique du monde. Il a une résolution possible, car l’on pense que chaque société ne pose que les problèmes qu’elle peut résoudre. Le drame comporte une vision optimiste qui se traduit dans la dialectique : thèse, antithèse, synthèse. On arrivera donc à cette résolution, à la société parfaite ou au salut. Cette vision imprégna l’éducation et la société tout au long du XIXe siècle. Aujourd’hui, elle est en train de disparaître. Ce schéma conduit jusqu’à ce que le sociologue et juriste Max Weber nommera le désenchantement du monde. Ce désenchantement est le résultat de ce rouleau compresseur de la théologie, de la théodicée et de cette religion du salut individuel dans le futur.

Saturation d’un modèle

La saturation correspond à un mécanisme chimique dans lequel diverses molécules qui composent un corps donné ne peuvent plus rester ensemble, par fatigue ou usure. Une déstructuration d’un corps donné se produit. Et en même temps, ces mêmes molécules rentrent dans une autre composition que l’on voit émerger vers un autre corps. C’est là que repose la crise. Nous n’avons plus conscience de ce que nous sommes ni de ce que nous possédons. Là, émerge un autre corps, une autre manière de se situer. Là, nous ne sommes plus simplement dans le progressisme, dans la flèche du temps qui avance sans cesse ni dans le retour à un état antérieur, le passé, mais devant l’image de la spirale. C’est cela qui est en jeu, dans la postmodernité, qui va reprendre des éléments de la tradition, pas exactement comme dans le passé. On court-circuite la flèche du temps progressiste et le cercle réactionnel du passé pour assister à un processus de redressement, où il y a retour en arrière et mouvement torsadé d’un certain nombre de choses et c’est ce qui amène la guérison.

Si nous observons la situation actuelle, nous sommes en présence d’une jonction d’éléments traditionnels dans la contemporanéité. Nous pouvons constater que la postmodernité est constituée d’éléments pré-modernes que notre progressisme croyait dépassés et qui se rappellent à notre bon souvenir.

 L’orientalisation du monde, trois caractéristiques de la post-modernité

Autant la modernité a abouti à l’occidentalisation du monde, autant la post-modernité se caractérise par une certaine orientalisation de ce monde. Henri Corbin (3) parle d’un «Orient mythique», composée de valeurs que l’on aurait cru dépassés par les valeurs du lointain et de la sotériologie et qui reviennent d’une certaine manière.

La post-modernité se caractérise par le développement de trois concepts : le polythéisme des valeurs, le ici et le maintenant et la reliance, temps des tribus

  • Le polythéisme des valeurs

Il est vécu dans la vie quotidienne, notamment par les jeunes générations. Ce n’est pas simplement un rationalisme, mais l’oxymore (4) de la «raison sensible». On vit empiriquement la prise en compte de la raison, une de nos spécificités humaines, mais en même temps, des sens d’une façon entière. Cela s’exprime dans ce qui pourrait être un corporéisme spirituel, un matérialisme mystique. On met l’accent sur une entièreté de l’être et pas sur un être coupé en morceaux, comme avec la raison. La coincidentia oppositurum tend à concilier raison et sentiment ; corps et esprit et est la meilleure caractéristique de cette raison sensible.

  • Le ici et maintenant

Le lointain est remplacé par le proche, le localisme. On arrive même à un lococentrisme, le fait d’être relié au lieu que l’on partage avec les autres. Le lieu fait lien. Il y a l’être ensemble, ici et maintenant. Il y a un rapatriement de la jouissance, donc le retour d’une forme de paganisme, (paganus est son terroir), ceux qui s’attachent à jouir du fruit de cette terre. Ce paganisme est un enracinement ici et maintenant.

  • La reliance, temps des tribus

La quête du salut individuel s’estompe. On passe du «je» au «nous». C’est le temps des tribus avec leur sentiment d’appartenance. Le néologisme de reliance avec sa double racine, d’une part, du latin religare, être relié aux autres et à la terre et d’autre part, en anglais reliance, signifiant la confiance exprime bien cette idée. D’une part, il s’agit d’une jouissance matérielle ou spirituelle qui n’attend pas le plus tard mais qui, au contraire, s’accommode, s’ajuste d’une religiosité ambiante. C’est comme une sorte de mosaïque avec des éléments qui tiennent ensemble car l’énergie individuelle et collective ne se projettent plus vers le futur mais s’emploient à une adaptation à ce qui est. Dès lors, nous ne sommes plus dans une vision progressiste du monde mais dans une progressivité. Cela tient compte de la sédimentation, de la décantation, du lieu qui fait lien et qui exprime une forme d’énergie qui correspond à l’image de la spirale. Encore un oxymore, l’enracinement dynamique. À partir de ces racines multiformes, il y a de la force individuelle et collective. Voilà ce qui constitue de nouvelles formes de générosité, de nouvelles formes de solidarité à partir d’un lieu que l’on partage avec autres. Cela se passe sur cette terre et ce n’est pas une attente.

Une conception tragique de l’existence

Nous ne sommes plus devant une vision dramatique du monde, mais face à une conception tragique de l’existence, qu’évoquait l’écrivain et philosophe espagnol Miguel de Unamuno. Cela implique de s’ajuster, s’accommoder tant bien que mal de la réalité, comme on accommode la vue dans la reliance des uns avec les autres. Voilà ce qui est la tradition, le retour spiralé de cette tradition dans la contemporanéité. La figure emblématique de cette époque est celle de Dionysos. Une divinité chtonienne, pas rationnelle, autochtone. Cette divinité traduit l’appartenance à ce monde, ce que Martin Heidegger (5) appelle le da sein (être là). Voila comment la tradition liée à la contemporanéité n’est plus un non à ce monde, mais une forme affirmative de dire oui dans la perspective nietzschéenne : amor fati, l’amor mundi, l’amour de ce qui arrive là, le fatum et l’amour de ce monde-ci. À partir de là, on peut parler d’une forme de ré-enchantement du monde.

Michel Maffesoli est sociologue, professeur à l’Université Paris 5 Descartes, membre de l’Institut Universitaire de France, directeur du Centre de Recherches sur l’Actuel et le Quotidien (CEAQ). Il est intervenu au Colloque international Les racines des Cultures et la mondialisation, qui s’est tenu le 5 décembre 2012 au Musée Drapper. Voir article paru dans la revue n°238 (février 2013)

Par Laura WINCKLER
(1) Paradigme : Chez Platon, idée, en tant que type exemplaire dont participent les choses sensibles
(2) En psychologie, fixation de la pensée sur une seule idée
(3) Philosophe, traducteur et orientaliste français (1903-1974)
(4) Oxymore : Rapprochement de deux mots qui semblent contradictoires.
(5) Philosophe allemand (1869-1976) spécialiste de l’herméneutique

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