Devenir artiste de sa vie
Aujourd’hui, il semblerait que l’art soit réduit à la fonction de divertissement. Pourtant, il est autre chose. Un lien entre l’univers et les hommes, un lien entre les hommes. Comment lui redonner sa vraie place dans la société ?
Nous avons tous été un jour désarmés en écoutant ou en contemplant une œuvre d’art. Ce sentiment inexplicable d’être en présence de quelque chose de grand, de quelque chose que notre intellect ne peut expliquer. Et, aussi étrange que cela puisse paraître, ne pas comprendre nous rend profondément heureux, comme si notre âme se nourrissait de ces rares moments d’inspiration, qui nous relient à plus grand. Peut-être est-il inutile de chercher un autre rôle à l’art que celui de relier les hommes, à eux-mêmes, aux autres, à la nature. Ainsi, l’art véritable est au-dessus des goûts et des différences ; au contraire, il ouvre à une réalité bien au-delà, qui rassemble. Mais aujourd’hui, nous avons perdu le sens de l’art.
L’art, remplacé par le divertissement
Notre société matérialiste a perverti beaucoup de valeurs, et l’art n’échappe pas à la règle. Aujourd’hui, il a été remplacé par le divertissement, à savoir ce qui peut nous procurer un plaisir de courte durée, et nous faire oublier les problèmes de notre quotidien. Tout est mis en œuvre pour que l’on puisse s’évader de ce quotidien parfois morose, pour pouvoir respirer à travers quelque chose de différent, léger, pourvu qu’on ne soit pas amené à trop nous interroger.
Pour comprendre le but du divertissement, il est intéressant de revenir à l’étymologie de ce mot. Il vient du latin divertere, qui signifie détourner ; détourner quoi ? Tout simplement notre attention. Il est logique de penser que nous développons les choses sur lesquelles nous portons notre attention, et le danger est d’oublier les sujets essentiels qui devraient accaparer notre attention. En vérité, c’est un endormissement de l’âme, qui devient prisonnière de ce confort, nous rendant dépendant de ces plaisirs éphémères. Tous ces appels au divertissement accentuent notre dispersion, créent la division en nous-mêmes en nous sollicitant de toute part (télévision, cinéma, jeux vidéos), et aujourd’hui, plus que jamais, nous sommes coupés de nous-mêmes.
L’art ne nous permet plus de nous relier car il est devenu souvent quelque chose que l’on peut consommer accessoirement, et qui a perdu toute transcendance.
Retrouver le sens de l’art
Pour retrouver le sens véritable de l’art, nous pouvons remonter à l’Antiquité, où Platon le préconisait déjà pour éveiller l’esprit. La musique selon lui (il appelait « musique » l’ensemble des arts des muses, qui comprenait les différents arts d’aujourd’hui, poésie, musique instrumentale, théâtre etc.) était l’apprentissage de la contemplation et de l’écoute de notre environnement, pour mieux comprendre le monde dans lequel nous vivions.
Pythagore, l’inventeur de la gamme musicale que nous utilisons aujourd’hui, pensait que l’activité la plus élevée à laquelle pouvait se livrer un homme était la contemplation des différents rythmes de l’univers. L’art était donc ce lien entre notre monde et l’univers tout entier. Il nous invitait à réfléchir sur notre place au sein de cet univers si vaste et mystérieux, à rentrer en nous-mêmes pour choisir quelle direction donner à notre vie, quel rôle interpréter pendant le temps de cette courte vie. Dans sa cité idéale, Platon posait comme fondation ces questionnements métaphysiques, car ils étaient le terreau propice à toute évolution et il est clair que l’art, lorsqu’il est juste et inspiré est un moyen (du grec media) pour nous élever vers notre sommet, vers ce que Platon appelait les idées et les archétypes. Comme un tremplin intérieur qui nous permettrait de prendre de la hauteur et voir plus loin.
L’art, lien entre les humains
Mettre la culture et les arts au centre de notre société serait un changement majeur, qui bouleverserait notre manière de vivre. Imaginez un monde où la quête de la connaissance de soi, par des moyens comme les arts, serait ce qui relierait les humains entre eux, car ils partageraient les mêmes interrogations, le même sentiment d’incomplétude dans leur vie, la même recherche de sens. Cela favoriserait le lien social, le partage de vécus profonds et authentiques entre les personnes qui ne partageraient plus seulement leur vécu extérieur, de simples échanges superficiels sur ce qui a été vu, aimé ou pas aimé. Non plus la simple attraction-répulsion sensorielle à une œuvre, mais plutôt un échange sur ce que chacun a découvert en lui-même.
Des rapports humains enrichis, sublimés par l’art. Cela susciterait certainement plus d’envie de pratiquer une discipline artistique quelconque, de se mettre dans une posture d’apprentissage où l’on accepte de se corriger et d’être corrigé. Une relation de maître à disciple pourrait s’instaurer, la voix ancestrale de transmission de toute véritable connaissance. Cette discipline, ce cadre qu’apporterait la pratique de l’art serait une aide précieuse dans notre vie, un phare qui nous guiderait et sur lequel on pourrait toujours compter pour s’orienter et devenir meilleur.
Bob Marley disait : « La musique peut rendre les hommes libres ». Pourtant, la musique s’accompagne forcément d’une grande discipline pour acquérir de la maîtrise. Cela peut paraître paradoxal, mais la pratique d’une discipline développerait en nous l’exigence envers nous-même, l’envie de faire tomber nos limitations et devenir libre. C’est de cette façon que l’art jouerait son véritable rôle, car les valeurs immatérielles qu’il véhicule devraient être les fondations d’une société nouvelle plus harmonieuse.
La créativité, l’inspiration, la rigueur et la richesse intérieure de chacun nous feraient tous devenir les artistes de notre vie.
La responsabilité des artistes
Cette vision implique une vraie responsabilité de la part des artistes, des interprètes des arts d’aujourd’hui et de demain. Ils sont la transmission de la beauté, et s’ils dévient pour se servir de l’art à des fins personnelles, comme une quête de pouvoir, la transmission des valeurs est coupée. Le message ne passe pas, et cela peut devenir de la simple performance, du show, pour faire ressentir des sensations fortes, mais rien d’authentique, de transcendant. C’est malheureusement le cas de beaucoup d’artistes aujourd’hui, qui se servent de leur discipline comme d’une psychothérapie, un moyen d’expulser leurs propres pulsions, leurs états émotionnels, pour se sentir mieux.
L’important est que les œuvres expriment beauté, noblesse, proportions, car la contemplation d’une œuvre d’art doit laisser une empreinte inoubliable. Platon disait : « Nous avons besoin d’artistes capables de suivre les traces de la nature du Beau et de l’harmonique, pour que nos jeunes reçoivent sans cesse d’elles de nobles impressions pour les yeux et les oreilles et que, dès l’enfance, tout les incite à imiter et à aimer le beau et à établir entre cette beauté et leur propre cœur une concorde absolue ».
L’idéal de l’artiste nous est enseigné par Platon déjà dans son livre La République. Il s’agit de s’oublier soi-même, pour devenir un canal véhiculant la beauté. Oublier sa petite personne pour traduire un langage du cœur, et permettre au public un voyage intérieur. On peut alors visiter une œuvre comme on visite un temple, en observant d’abord ses contours, son apparence, avant de pénétrer à l’intérieur et découvrir son architecture magique. C’est sortir des sensations pour rentrer dans l’essence de l’art. Monter sa conscience au monde des idées.
On peut rechercher des sensations dans l’art, mais on peut également chercher une construction, une architecture pour nous construire intérieurement, et faire de notre vie une symphonie harmonieuse.