Don Quichotte et la philosophie du héros
«Penser haut, sentir profond, dire clairement»
«Tu es dans ta maison, là où tu en es le maître»
«L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche» est un livre illustre et universel qui a été, est et sera un outil précieux pour l’étude, l’analyse et le développement de la condition humaine et de sa nature. Bien que Don Miguel de Cervantes n’ait pas été un philosophe, il n’en est pas moins vrai qu’il exprime une vision particulière et profonde de l’être humain. Dans son livre, comme deux faces d’une même pièce, il ne nous parle pas tant du thème de l’ «hispanique» ou du si mal compris «quichottisme» dans le sens de grotesque ou de ridicule, que de l’esprit caractéristique de l’être espagnol, condition unique et merveilleuse qui a inspiré l’Espagne profonde et incarné des valeurs immuables telles que le courage, l’effort, la foi passionnée et l’intensité imaginative énergique, où les idées se transforment de façon naturelle en des idéaux, reflétant l’homme dans ce qu’il a de plus humain et de divin.
Le Quichotte est une philosophie de vie, une philosophie dont il est possible de faire ressortir et de déchiffrer une constante humaine qui se rapporte à la valeur de l’héroïsme chevaleresque et aux vertus qui inspirent la Chevalerie.
De même, il est très important de pouvoir distinguer à la lumière de la théorie des valeurs, les leçons morales (Philosophie morale) et les Idées mères qui ont donné naissance au Quichotte. En particulier, la valeur du chevaleresque et de ses vertus que l’on découvre toujours derrière les objectifs proposés par Don Quichotte. Nous nous trouvons en réalité devant une immense leçon de philosophie morale dont le guide, dans une certaine mesure, est notre ingénieux hidalgo Don Quichotte de la Manche.
Le Quichottisme, une attitude vitale hispanique
Le Quichotte ou, comme on l’appelle, le Quichottisme est l’attitude vitale et viscérale propre aux peuples hispaniques ; pour ces peuples, ce qui a véritablement de la valeur n’est pas le succès, le but, mais l’effort, les moyens déployés, non pas le «quoi», mais le «comment» et le processus qui nous y conduit. Le mode de vie quichottesque est un renoncement à la gloire finale au nom de l’effort purificateur, et avant tout dans une attitude de projection idéaliste, ce que nous appellerions «l’Optimisme du Courage», ou «la Philosophie du Héros».
La vie comme offrande méta-vitale, l’enthousiasme et le sacrifice (Sacré-office), les aspirations et les déceptions, la cosmovision et l’indulgence compatissante, tout cela dans sa lecture passionnelle resplandit dans le Quichotte tel un phare dans la tourmente.
Le Quichottisme est l’insertion des idéaux dans le monde réel : elle s’effectue à travers la transfiguration ou la conversion de notre héros, à travers le passage des valeurs traditionnelles, celles des ancêtres, aux valeurs de l’esprit, mettant en évidence ses vérités de profonde expérience et ses modèles d’humanité.
L’auteur, Miguel de Cervantes, nous a légué avec sa plume et son style singulier, les meilleures essences du Moyen-Âge ; dans son livre se trouve profondément gravée l’âme de tout un peuple… l’Espagne, et que nous pourrions résumer entre autres dans les points suivants :
- Individualité
- Mystique et Affirmation de ses propres valeurs traditionnelles (Identité)
- Éthique/Morale
- Prestige des essences populaires (Tradition)
- Sens de la hiérarchie
- Fraternité
- Idéalisme
- Souci de l’Honneur et de l’immortalité. (Honneur)
Le Héros, un être singulier
Mais venons-en à la définition du Héros dans les textes.
Héros : archétype par excellence du chevalier-guerrier ; pour le monde grec, «le héros » est un être semi-divin qui jouit des faveurs des dieux, ce qui le définit comme un être singulier, aussi bien physiquement que moralement.
Action héroïque (Nish Kama) : Action réalisée avec désintéressement total et générosité, avec force et joie, détachée de considérations égoïstes.
Le mot Héros définit tous ceux qui se sont fait remarquer par leur grand sens du devoir – Arêté (Vertu) – leur courage, leurs actions extraordinaires, leur capacité de voir la vie comme une aventure, l’aventure étant comprise comme le défi d’améliorer le monde qui nous entoure et de le transformer en un monde nouveau et meilleur où règnent justice et solidarité.
Une autre caractéristique qui définit le Héros est sa pureté de cœur. Il mène à bien un service sacré ou une tâche sacrée qui s’impose à lui, sa quête du Graal consistant à : servir Dieu (Quête de l’Esprit), servir la Vérité (Quête de la Sagesse, servir sa Dame (Quête de l’Âme).
Bien qu’il pense de façon sensée, notre hidalgo agit comme un fou, parce que son action repose sur une Métaphysique particulière que lui seul observe, une sous-réalité caractérisée par des modifications de l’Espace et du Temps. Notre Don Quichotte voit l’Idéal, agit dans le monde idéal et vit en fonction de cet idéal.
Les trois mondes
Don Quichotte défend son monde des assauts du monde objectif en ayant recours à l’élément magique, aux Enchanteurs qui transmutent la réalité environnante. Le logique est au service de l’illogique, mais il s’agit seulement d’un moyen pour concevoir dans un monde de fer, un monde d’or : don Quichotte ne voit pas les choses comme elles sont, mais comme elles devraient être.
Cette cosmovision que Cervantes développe dans son personnage est constituée d’un monde triple que nous pourrions ordonner ainsi : le Monde réel, le Monde imaginaire, le Monde idéal.
Le Monde réel le met constamment à l’épreuve mais il ne veut pas lui appartenir. La vie anodine d’Alonso Quijano, il la connaît déjà et elle ne lui plaît pas ; c’est le monde qu’il veut transformer en tant que Chevalier errant. Le Monde imaginaire est le monde de la magie des enchanteurs (monde de Maya(1)) qui manipulent à leur guise et que seul don Quichotte voit car il sait que ce monde existe. Et le Monde idéal est celui des archétypes de Beauté et de Sagesse, Dulcinée.
La vision du monde de don Quichotte est une vision dialectique de la vie sous la forme d’une lutte et d’une étreinte entre le réel et l’Idéal. Il ne suffit pas de penser l’extraordinaire, il veut le vivre et met tout en œuvre pour rendre les valeurs naturelles, pour unir le monde des Valeurs avec sa réalité.
Don Francisco de Icaza (2) nous dit : «La profondeur du Quichotte est celle du Ciel étoilé du fond duquel, si on le regarde attentivement, paraissent jaillir des étoiles nouvelles».
Le Héros comme attitude vitale hispanique
Le Quichotte est un fils d‘Espagne, génie tutélaire de la lignée et incarnation typique de l’être hispanique, mais il est plus encore : il est l’Homme universel et éternel.
L’auteur de don Quichotte ne se préoccupe pas de nous offrir une image réelle ou imaginaire, il exprime simplement une vision de la vie et du destin de l’homme.
Le Quichotte est une révélation d’une attitude spirituelle, le Quichotte ne s’éloigne que pour l’exalter et se réalise en étant un Chevalier errant qui se transforme en un symbole, c’est-à-dire en une figure qui, en plus de ce qu’elle est en elle-même, exerce une fonction qu’il faut déchiffrer et qui évoque une constante humaine.
Don Quichotte, le chevalier errant
Comme symbole du héros, don Quichotte est individualiste jusqu’au bout des ongles. Éreinté et maltraité, il reprend toujours sa chevauchée avec de nouvelles énergies, en quête des aventures les plus audacieuses. Il ne perd jamais sa ténacité, son idéalisme profond qui pour autant ne cesse d’être réaliste ; pour accroître sa vertu et son service à la république («chose publique»), il se fait chevalier errant et s’efforce de redresser tous les torts.
Ce chevalier gothique anachronique, avec ses armes désuètes qui, en pleine Renaissance, parcourt les chemins poussiéreux de Castille, est un véritable Révolutionnaire. Face aux moqueries des grands et des petits, sa figure triste et émaciée s’élève, poursuivant l’Idéal éternel de l’Homme.
Sa révolution est verticale, dressée, intégrale, il n’essaie pas de changer les choses, il les fait fructifier, croître dans le cœur humain. Son intention n’est pas pédagogique, ce qu’il veut, c’est insinuer son esprit dans le cœur des gens. Sa révolution est un battement d’ailes, une folie contagieuse, folie dont la raison est un désir ardent de création, d’ascension, de verticalité, d’être une oasis dans le désert ; il ne s’agit pas de la lettre, mais de l’esprit.
Quel est le véritable Quichotte, le Quichotte de l’auteur ou le Quichotte du lecteur ? Cervantes nous donne une piste dans cette phrase : «Pour moi seul est né don Quichotte, et moi pour lui ; il a su agir et moi écrire».
Entre le Quichotte de Cervantes et le Quichotte de chaque lecteur, se trouvera toujours le Chevalier errant, le dernier de quelque chose qui demeure et le premier de ce qui est à venir, en cela se résume son esprit révolutionnaire, son statut de Héros.
Don Quichotte est le Chevalier Hispanique, dont la philosophie et l’attitude face à la vie, la générosité, la courtoisie, le sérieux et la bonne foi sont toujours présents. Cet homme gothique vit dans une tension héroïque constante contre la dure réalité, et en communion continuelle avec l’idéalité convoitée et chérie, c’est un homme médiéval qui vit dans la Renaissance et c’est en cela que réside précisément sa tragédie.
Don Quichotte, une mission
Notre Quichotte ne s’est pas fait Chevalier errant par hasard ni par une folie de vouloir changer le monde à travers son action, mais par amour de la justice, pour apporter le bien en tous lieux par une spiritualité sincère et par la hardiesse qu’implique le fait d’être un homme bon.
Notre Quichotte, malgré son aspect maladroit et débraillé, ne provoque ni rires ni pitié, mais de la vénération. Il était fou parce qu’il ne pensait pas comme le commun des mortels, il était fou parce qu’il ne s’accommodait pas à la réalité, sa réalité était dans d’autres régions où ni les barbiers, ni les bacheliers, ni les ducs, ni les muletiers ne pouvaient respirer. Ce n’était pas le succès qui intéressait don Quichotte, mais son seul effort – comme tout bon Hispanique – provoquait son sacrifice qui le rapprochait davantage de sa dame, Dulcinée, son Idéal ; renversé par le chevalier de la Lune Blanche, il dit : «Enfin, j’ai osé, j’ai fait ce que j’ai pu, ils m’ont renversé et bien que j’aie perdu l’honneur, je n’ai pas perdu ni ne peux perdre la vertu de tenir ma parole».
Convaincu de son idéal chevaleresque et de sa mission, le Héros se définit ainsi : «tu dois savoir, ami Sancho, que je suis né par volonté du ciel dans notre âge de Fer afin de ressusciter en son sein l’âge d’Or ; je suis celui auquel sont réservés les dangers, les grands exploits et les actes valeureux.»
Don Quichotte, au contraire de personnages comme Hamlet, ne raisonne pas et ne se pose la question de sa mission : celle-ci s’est emparée de son cœur pur, c’est la providence qui l’appelle du fond de son âme.
Sur les bassesses de la vie, notre chevalier errant place toujours l’Idéal, sa foi inébranlable dans le bien, dans le triomphe de la justice, dans la valeur de la volonté et dans la noblesse du sacrifice.
Les devoirs du Héros
Les devoirs du héros sont illustrés par le texte suivant: «Tuer chez les géants l’orgueil, l’avarice et l’envie ; par la générosité et la grandeur d’âme tuer la colère, par le sang-froid et la quiétude d’esprit, la gourmandise et le sommeil en mangeant peu et en veillant beaucoup, la lascivité et la luxure par la fidélité que nous gardons à celles que nous avons faites dames de nos pensées, la paresse en courant les quatre parties du monde, cherchant les occasions qui peuvent nous être données, et qui le soient».
Bien qu’il échoue mille fois, don Quichotte ne change pas sa règle : sa force au service de l’Idéal chevaleresque le fait transformer chaque échec en un triomphe de la conscience.
En chaque homme il y a quelque chose de notre Héros, quelle que soit sa race, mais tout spécialement chez l’Espagnol, car ses traits en sont accentués, et chez tout homme dont l’âme s’est forgée dans la langue de Castille. Il est par avance disposé à subir l’échec si l’honneur lui impose de livrer la bataille, pour que son idéal puisse progresser.
La disposition d’esprit du Héros
Don Quichotte était pacifique, discret, idéaliste, généreux, courageux ; pour notre héros, les vertus ne sont jamais inutiles, que ce soit le courage, la loyauté, l’amour de la justice ; sa dignité n’est pas anachronique.
On définit la disposition d’esprit comme :
- La façon ou la manière de réaliser une chose
- Aspect, disposition personnelle ou état, ou qualité des choses
- Volonté, désir ou goût
Ce que ces trois définitions ont en commun, a trait à la disposition personnelle ou état d’esprit.
Don Quichotte est un personnage à la vocation clairement définie et respectée, c’est un chevalier errant, il fait face à un monde de transition et il veut être un paladin de la justice.
En tant qu’homme de bien, il est incapable de ne pas faire confiance à la droiture des autres.
Il est incapable de se comporter de travers, avec tromperies, de manquer consciemment à la vérité ; il fait confiance aveuglément à tous parce qu’il les croit dotés d’honnêteté.
Don Quichotte est digne, même dans la folie. Dans la vie de notre hidalgo, il y a quelque chose qui prime sur les autres et c’est l’idéal que lui-même place au-dessus des idées ; il ne s’agit pas de nier la théorie et l’idée, mais il s’agit d’une attitude vitale qui donne la préférence à l’idéal.
Le Héros et son Temps
À l’époque où il incombe à don Quichotte de vivre, les héroïques Chevaliers et leurs prodigieux exploits, qu’Alonso Quijano connaissait par les livres, n’existent plus ; la réalité de l’Espagne était différente ; néanmoins, notre chevalier en herbe inspiré, possédé par le sens de l’héroïsme, plein de grandeur et d’idéal, l’illustre Fou, transcende son époque et se transforme en Chevalier errant.
Notre homme peut adopter deux attitudes : il peut vivre dans son temps et pour son temps, ou bien pour le futur, pour l’éternité. L’Homme qui vit pour son époque présente une caractéristique invariable : il répudie et combat le passé par principe. Don Quichotte ne veut pas être subordonné au temps, il s’oppose à l’éphémère, à l’accessoire, à l’accidentel, il s’accroche aux essences irréductibles. Pour lui, l’homme vaut plus que les circonstances dans lesquelles il vit, ce ne sont pas les circonstances qui doivent prévaloir sur l’homme. Don Quichotte connaît son époque mais elle ne lui plaît pas ; dans le fond, il ne peut pas échapper complètement à son époque mais, même ainsi, il se décide à combattre.
Don Quichotte vit dans deux Mondes :
a) Le Monde des phénomènes, externe, qui ne cesse de lui déplaire parce qu’il offre une résistance à la réalisation de ses idéaux.
b) Le Monde des idéaux : celui dans lequel résident ses archétypes de la chevalerie errante et sa dame Dulcinée.
Son regard se tourne vers un monde déjà passé, le Monde nouveau, il essaie de restaurer une institution, il sait découvrir les valeurs éternelles mais ne manque pas de sensibilité historique : rien de ce qui a été «avant» ne se perd «maintenant» complètement. Il est l’archétype de ce qui perdure encore dans le cœur des nobles et braves gens de Castille, et il est le premier de la nouvelle Ère.
Le Héros et la Mort
«Et plus qu’un homme qui connaît sa doctrine pour en avoir fait l’usage, je suis, dans le bon sens du mot, bon.»
De nombreux auteurs sont d’accord pour faire ressortir le sens du renoncement dans la mort de don Quichotte.
La mort le guérit de sa folie et il quitte ce monde tranquillement et le sourire aux lèvres. Il renonce à l’égocentrisme pour s‘abandonner à un théocentrisme, c’est-à-dire qu’il renonce au narcissisme du moi pour se donner généreusement à Dieu ; ou plus exactement, il s’en remet humblement aux dieux qui régissent la chevalerie spirituelle.
Quelques jours avant de tomber malade, il avait dit à don Alvaro de Tarfe : «Je ne sais pas si je suis bon, mais je dois dire que je ne suis pas mauvais». On a toujours pu distinguer chez Alonso Quijano le Bon à travers l’Ingénieux hidalgo don Quichotte qui se transforme ensuite, comme le dit le titre de la seconde partie du livre, dans Le Chevalier Don Quichotte.
«Et allons-nous-en petit à petit car dans les nids de l’année dernière il n’y a pas encore d’oiseaux de cette année.»
La mort est une nécessité égale pour tous et invincible : qui peut se plaindre d’être inclus dans une condition qui atteint tout le monde ? Vérité qu’on ne peut nier !
Le Héros et l’Honneur
Le Quichotte se présente comme un évangile d’honneur dans lequel nous trouvons le meilleur de l’esprit du moyen âge, avec l’idéal chevaleresque, l’héroïsme des chansons de geste, la courtoisie et les bonnes manières.
On y trouve l’honneur et la fierté d’un chevalier qui consistent à tenir sa parole, respecter le droit d’autrui et le défendre, même au péril de sa vie ; on y trouve aussi le sentiment du devoir, la conscience de la mission, le rang, la hiérarchie, l’autorité.
Américo Castro et Ramón Garcilasol affirment : «L’honneur est la substance de l’être espagnol, ce qui donne à un être humain une personnalité hispanique, qui le distingue et l’espagnolise, affirmant que cette idée de l’honneur, de la noblesse morale qui considère les pauvres et les riches comme égaux en dignité, transpire tout au long de l’œuvre espagnole éternelle.»
Le Quichotte résume l’attitude espagnole face à l’Honneur : «il n’y a pas de vie à la hauteur de l’homme sans honneur».
Ramón y Cajal nous dit : «La figure superbe et morale de l’hidalgo de la Manche» «admirable incarnation de la religion du devoir», «abnégation sublime».
Don Quichotte était comme l’Espagne : «Il ne voulait pas l’argent, il voulait l’Honneur et il ne craignait rien ni personne pour défendre la justice et la vérité.»
«Être un homme face à Dieu et face à soi-même, face à l’état et à la société : un chevalier.»
Le Héros et la Quête de la Dame
Dans les livres de Chevalerie, la Quête de la Dame de la part du Chevalier était le moteur lié à la soif d’Aventure – Sens Vital – «le Chevalier errant sans amours était un arbre sans feuilles et sans fruit et un corps sans âme».
Dulcinée est son guide, son destinataire et son objet de vénération, parce que «enlever au chevalier errant sa Dame, c’est lui ôter les yeux avec lesquels il regarde et le soleil avec lequel il s’éclaire et l’aliment grâce auquel il se maintient en vie». La Dame est sa Lumière ainsi que l’instrument de sa vision. Le Chevalier sans Dame est comme l’ombre sans corps.
Dulcinée est son archétype de vertu et de beauté, son idée du Bien, sa norme éthique ; il a la conviction que sa Dame n’est pas une fiction, qu’elle existe. Mais cette conviction est un article de foi, l’importance est dans le fait que sans voir Dulcinée, vous devez croire, confesser, affirmer, jurer et défendre. Dulcinée est sa texture la plus intime : «Elle combat en moi et vainc en moi, et je vis et je respire en elle.»
Ce à quoi don Quichotte aspire, c’est de voir son Idéal de beauté prendre forme. La beauté, dit don Quichotte, «est toute puissante. Face à elle les châteaux doivent s’ouvrir de part en part, les roches se fendre, et pour l’accueillir, c’est peu de choses que d’investir les montagnes».
Dulcinée est sa fierté, son honneur, qu’il invoque ainsi : «Où es-tu, ma Dame, ma douleur ne te fait-elle pas souffrir ? Ou tu ne le sais pas, Dame, ou tu es fausse et déloyale».
Pour don Quichotte, sa Dame Dulcinée est l’incitation à l’action, le travail rédempteur, elle est sa recherche de gloire, de renom et de noblesse, elle est son essence et sa raison d’être. La gloire, le renom et l’immortalité ne se recherchent pas par narcissisme, mais par esprit de service et par désir ardent de plénitude.
Dulcinée est pour notre hidalgo son désir vertical d’ascension, sa recherche du bien commun, ses valeurs qui l’incitent à l’action et le poussent à accomplir au pied de la lettre et même avec un soin scrupuleux, le rituel de la Chevalerie. Sa façon d’agir en hidalgo, son courage, sa courtoisie, sa galanterie et sa générosité, en somme sa Miséricorde.
Don Quichotte, lorsqu’il est mû par l’inspiration de sa Dame, ne pose pas les yeux sur les méchancetés de ses rivaux mais sur leurs peines.
C’est pour cette raison qu’il conseille à Sancho en maintes occasions : «Au cas où tu devrais fléchir la tige de la justice, que ce ne soit pas avec la mesure d’un don, mais avec celle de la Miséricorde».
Et si ce n’était au nom de sa dame, de Dieu ou équivalent, son action libératrice serait toujours effectuée au nom de son anarchique et très espagnol «Royal désir».
«Une grâce mélancolique, une piété généreuse et un sourire de consolation versent leurs lumières argentées sur la triste figure de notre légendaire Chevalier. Son regard, tel une frange lumineuse, fait resplendir le haut des bardes. Il reste encore du soleil sur les bardes ! C’est une splendeur dorée, ténue, de crépuscule, de mélancolie». (Post Tenebras spero Lucem)
Par Guillermo CADAVIECO GOMEZ
(1) Illusion avec apparence de réalité
(2) Francisco Asís de Icaza et Beña (1863-1925), critique, poète et historien mexicain. Son travail a porté sur des thèmes littéraires espagnols
Cervantes, la naissance du roman moderne
Miguel de Cervantes Saavedra (1547-1616) était un romancier, poète et dramaturge espagnol.
Soldat, il prit part aux campagnes de don Juan d’Autriche. Blessé à la bataille de Lépante, en 1571, à la main gauche et à la poitrine, il fut capturé, en 1575, par les Barbaresques. Après cinq années passées comme esclave à Alger, pendant lesquelles, à quatre reprises, il tenta vainement de s’évader, il fut racheté par les Trinitaires et retrouva les siens à Madrid. En 1585, quelques mois après son mariage, il publia un roman pastoral et fit jouer des scènes au théâtre. Deux ans plus tard, il partit pour l’Andalousie, qu’il parcourra pendant dix ans, d’abord comme munitionnaire, puis en qualité de collecteur d’impôts. Emprisonné à Séville, on le retrouva à Valladolid, au moment même de la publication de la première partie du Don Quichotte. Il s’installa à Madrid où il écrira jusqu’à sa mort.
Cervantes fut célèbre pour son roman l’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche, reconnu comme le premier roman moderne. Il parodia les romans de chevalerie et créa des personnages mythiques qui firent de lui une grande figure de la littérature espagnole.
Les hommes de lettres, jusqu’alors, se bornaient à faire des variations sur les grands thèmes des Anciens. Les nouveaux écrivains incorporèrent leur expérience vécue (idées, sentiments personnels, rêves…) dans leur récit.
Don Quichotte met en question non seulement le genre chevaleresque, mais toute la littérature de fiction. Il traduit le désabusement d’une élite, celle des lettrés, lorsque, au début du règne de Philippe III, le royaume naguère si orgueilleux dut négocier avec ses ennemis pour survivre. L’avènement du nouveau roi en 1598 marqua une nouvelle époque où la jeunesse frivole transforma Madrid en lieu de plaisir.
Don Quichotte est un roman qui met en avant les exploits, les mésaventures d’un homme intègre dans un temps sans mesure et dans un monde qui se dégrade.