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Sciences humaines

Entretien avec Antoine Faivre L’Ésotérisme hier et aujourd’hui #5 Ésoterisme, mystique et religion

Dans le cadre du 50e anniversaire de notre revue, nous publions un cinquième extrait de l’entretien réalisé avec Antoine Faivre, sur l’ésotérisme.

Historien et écrivain français, Antoine Faivre (1934-2021),fut attaché de recherches au C.N.R.S. et professeur d’Université en France et à l’université de Berkeley aux États-Unis. À l’École Pratique des Hautes Études, il a dirigé l’Histoire des courants ésotériques et mystiques dans l’Europe moderne et contemporaine. Il a fondé la revue semestrielle A.R.I.E.S. (1), les « Cahiers de l’Hermétisme » et la « Bibliothèque de l’Hermétisme » (2).

Fernand Schwarz, philosophe et auteur de nombreux ouvrages a interrogé Antoine Faivre sur l’ésotérisme. Cet article fait suite aux l’article publiés les quatre derniers mois 2023 (3) et s’intéresse au rapport entre l’ésotérisme, la mystique et la religion.

Revue Acropolis : La voie mystique conduit-elle plus aux Églises, aux ordres que la voie ésotérique ?

Antoine Faivre : Le mystique tient en général moins de discours que l’ésotériste… Cela dit, la voie mystique a toujours été, elle aussi, tenue en suspicion par les Églises, pour des raisons semblables. Il est évident qu’à partir du moment où vous pratiquez soit une forme « d’imagination active » (pour l’ésotériste), soit une technique « d’union » avec le dieu vivant (pour le mystique), dans les deux cas, vous donnez l’impression (souvent justifiée d’ailleurs) d’échapper à l’emprise du magistère, et celui-ci va vous mettre en garde contre le subjectivisme !

Revue A : L’ésotériste n’est donc pas obligé de renoncer à sa religion ?

A. F.: En aucune manière. J’ai moi­-même une certaine sympathie (au sens étymologique du terme…) pour l’ésotérisme, ce qui ne m’empêche pas d’être catholique pratiquant. Il n’y a rien dans cette forme de pensée, qui puisse par nature contredire quelque élément du dogme que ce soit. Nombreux sont les ésotéristes qui ont énoncé des éléments doctrinaux en rupture avec le dogme de leur Église, ce qui fait d’eux des hérétiques. Mais ce qui les constitue en tant qu’ésotéristes, ce ne sont pas ces éléments doctrinaux, ce sont bien les éléments constitutifs de l’ésotérisme. Voyez ce qui s’est passé avec Giordano Bruno (4) : ce n’est pas parce qu’il était ésotériste, que l’Église l’a brûlé, en 1600, mais parce qu’il avait énoncé des affirmations contradictoires avec le dogme, notamment en ce qui concerne la personne du Christ.

À l’intérieur d’une même religion, il peut d’ailleurs y avoir place pour plusieurs formes de pensée dont la théologique… et l’ésotérique !

Revue A : L’ésotérisme peut-il devenir une religion ?

A. F. : En aucune manière, dès lors que par là on entend une forme de pensée. À l’intérieur d’une même religion, il peut d’ailleurs y avoir place pour plusieurs formes de pensée dont la théologique… et l’ésotérique ! Ce qu’on appelle religion, et secte, c’est généralement d’abord un accord entre un certain nombre de personnes autour soit d’une morale, d’une attitude devant le monde, de questions existentielles (voyez le confucianisme, le bouddhisme), soit d’une croyance définie par des éléments doctrinaux (eux-mêmes tirés d’un mythe fondateur), comme dans les religions abrahamiques. À partir du moment où l’on dit que l’ésotérisme est une forme de pensée qui n’est pas définissable par des éléments doctrinaux, il est clair que l’ésotérisme ne peut pas devenir une religion. Il suffit de s’entendre sur les termes qu’on emploie !

Revue A : Ceci est effectivement clair en ce qui concerne les religions du Livre où l’aspect théologique est important. Mais prenons l’exemple de religions plutôt ritualistes, la religion égyptienne ou la religion des Védas. Ce sont des religions où prévaut le rite plutôt que le texte et ces rites sont des pratiques ayant un contenu ésotérique. Par ailleurs, ces religions ont des rites liés aux principes de correspondance et de transformation… bref, possèdent les quatre éléments constitutifs de l’ésotérisme. Ce ne sont pas exactement des doctrines dogmatiques. Comment les considérer du double point de vue de la religion et de l’ésotérisme?

A.F. : En effet, il y a cette catégorie de religions, que vous mentionnez. On peut dire que si on retrouve dans ces religions les quatre éléments constitutifs dont je parle (mais je ne dis pas qu’on les y retrouve), on a alors vraiment affaire à ce que j’appelle un ésotérisme. Mais peut-être que c’est le mot « religion » qui fait problème. Était-il employé par les Égyptiens dont vous parlez ?

Revue A : Non, pas du tout.

A. F. : Le problème effectivement est que l’on a souvent tendance à associer le mot « religion » aux trois religions abrahamiques, à propos desquelles se posent ces questions de dogme et de théologie. J’ai étudié l’Égypte dans l’imaginaire des ésotéristes occidentaux ; l’Égypte pharaonique elle-même n’est pas mon domaine. Mais si vous voyez dans ce qu’on appelle la religion égyptienne (étant donné que c’est nous qui appelons cela « religion ») les éléments constitutifs de ce que j’appelle la forme de pensée ésotérique, dès lors la religion de l’Égypte ancienne serait bien sûr une forme d’ésotérisme au sens où je l’entends. Cela dit, même si tous les éléments constitutifs y sont, il est quand même difficile de parler d’ésotérisme à propos de l’Égypte. La forme de pensée ésotérique s’est constituée en rupture avec les imaginaires officiels (même si je parlais tout à l’heure d’ésotérisme dans le Moyen-Âge occidental, mais je le faisais parce qu’il s’agit au fond de la même culture). Dans l’Égypte ancienne, si les éléments constitutifs que j’ai énumérés se trouvent présents pendant longtemps, ou à un moment donné (au Moyen-Âge, ils s’y trouvent à coup sûr…), pourtant on ne disait pas, j’imagine, « c’est de l’ésotérisme » (on ne le disait pas plus qu’on ne le dira au Moyen-Âge !) On ne le disait pas, parce que l’on était « dans la maison » (pour reprendre une image que me suggérait récemment l’historien français Jean-Pierre Brach). Être dans la maison, cela veut dire être dans un édifice qui a une cave, un rez-de-chaussée, des étages intermédiaires, un grenier, un toit. À partir d’un certain moment, en Occident, les niveaux intermédiaires de la maison (de la réalité) disparaissent. Restent la cave, le rez-de-chaussée, le grenier avec le toit, c’est-à-dire le monde strictement matériel, le monde purement spirituel (âme immortelle, Dieu, Trinité…) Mais les intermédiaires (anges, symboles médiateurs, mundus imaginalis) disparaissent, en même temps que se met en place une théologie de plus en plus rationnelle. L’ésotérisme va alors consister à faire « rentrer » (cf. l’étymologie , « eso ») dans l’édifice les choses qu’on en avait retiré. Il est difficile de parler d’ésotérisme tant qu’on est « dedans » …

Stricto sensu, il n’y aurait pas d’ésotérisme à proprement parler avant que ces étages intermédiaires aient disparu, puisque celui-ci consisterait précisément à les remettre en place. Mais il est évident que, pratiquement, si on parle d’ésotérisme comme forme de pensée, l’acception du mot déborde le cadre du processus historique que je viens d’évoquer. Et cela vous donne raison… On ne saurait tout de même trop rappeler qu’il arrive un moment, à peu près vers la fin du XVe siècle et au début du XVle siècle, où des humanistes, des intellectuels, des clercs (Marsile Ficin, Pic de la Mirandole et bien d’autres) manifestent un grand intérêt pour ces niveaux intermédiaires qui ont été chassés des théologies officielles. On peut alors parler d’ésotérisme, même si le mot n’existe pas encore. Eux parlent de philosophia occulta ou de philosophia perennis. Ils remettent à l’honneur ces connaissances relatives aux intermédiaires, accessibles par l’imagination et par l’étude inspirée des textes. Ils ressuscitent de vieux textes, de vieilles idées qui, du fait de la rationalisation théologisante et scolastisante des XIIIe et XIVe siècles, avaient presque disparu de l’imaginaire officiel. C’est alors qu’ils constituent le corpus ésotérique : ils vont chercher des connaissances dans les textes hermétiques, dans les mythologies anciennes, dans la Kabbale, dans l’alchimie, etc., pour retrouver ce qui avait été plus ou moins perdu.

(1) Revue d’information de l’Association pour la Recherche et l’Information sur l’ésotérisme
(2) Parue chez Albin Michel. Outre de nombreux articles, Antoine Faivre est l’auteur de neuf ouvrages dont les trois derniers sont : Accès à l’ésotérisme occidental, Éditions Gallimard, 1986 ; Toison d’or et alchimie, Éditions Arché, Milan/Paris, 1990 ; L’ésotérisme, Éditions PUF, collection Que sais-je ?,1992
(3) Articles parus dans les revues
N° 349 (03/2023), https://revue-acropolis.com/entretien-avec-antoine-faivre-lesoterisme-hier-et-aujourdhui/
N°350 (04/2023) https://revue-acropolis.com/entretien-avec-antoine-faivre-lesoterisme-hier-et-aujourdhui-2/
N°351 (05/2023 https://revue-acropolis.com/entretien-avec-antoine-faivre/
N°353 (06/2023) https://revue-acropolis.com/lesoterisme-hier-et-aujourdhui-antoine-faivre-lactualite-de-lesoterisme/
(4) Lire les articles parus dans la revue
N°348 (02/2023) https://revue-acropolis.com/giordano-bruno-savant-et-philosophe-un-geant-oublie/
N° 289 (10/2017)
N°350 (04/2023) https://revue-acropolis.com/entretien-avec-antoine-faivre-lesoterisme-hier-et-aujourdhui-2/
Article paru dans la revue 143 (mai-aout 1995)
Dossier La spiritualité aujourd’hui, enjeux et défis
Édition augmentée du dossier paru dans la revue n° 125 (mai 1992)
Fernand SCHWARZ
Fondateur de Nouvelle Acropole en France
© Nouvelle Acropole
La revue Acropolis est le journal d’information de Nouvelle Acropole

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