Sciences humaines

Entretien avec Antoine Faivre L’ésotérisme hier et aujourd’hui                                               

#6 L’ésotérisme et la Post-modernité

Dans le cadre du 50e anniversaire de notre revue, nous publions un sixième extrait de l’entretien réalisé avec Antoine Faivre sur l’ésotérisme.

Historien et écrivain français, Antoine Faivre (1943-2021) fut attaché de recherches au C.N.R.S. et professeur d’Université en France et aux États-Unis à Berkeley. À l’École Pratique des Hautes Études, il a dirigé l’Histoire des courants ésotériques et mystiques dans l’Europe moderne et contemporaine. Il a fondé la revue semestrielle A.R.I.E.S (1), les Cahiers de l’Hermétisme et la Bibliothèque de l’Hermétisme (2).

Dans ce dernier extrait (3), Antoine Faivre, interrogé par Fernand Schwarz, philosophe et auteur de nombreux ouvrages, évoque le rôle de l’ésotérisme face à la post-Modernité.

Revue Acropolis: Si l’ésotérisme est en rapport avec la disparition puis la redécouverte des étages intermédiaires, nous sommes également aujourd’hui devant le besoin, pour l’homme de la Modernité ou de la post-Modernité, de ces fameux étages intermédiaires.

Antoine Faivre : Étant entendu que Modernité et Post-modernité, ce n’est pas pareil… La Modernité est l’état d’esprit qui a généré non seulement les Lumières mais aussi le scientisme, des idéologies comme le marxisme, les totalitarismes de type nazi et autres. Cette Modernité a engendré des certitudes toutes faites, des idées qu’on découvre aujourd’hui simplistes et dangereuses. La Modernité, c’est aussi l’exploitation de la Nature. Elle a indirectement favorisé, en réaction justement contre un imaginaire matérialiste, les fondamentalismes et les intégrismes, formes d’imaginaire elles-mêmes tout aussi appauvrissantes que celui-là.
À la Post-modernité correspond un état d’esprit qui permet de prendre conscience des insuffisances de la Modernité. La Post-modernité, c’est entre autres choses la reconnaissance que les choses sont complexes, qu’on ne peut pas se contenter d’une rationalité plate. Puisque le monde s’ouvre à la complexité, à la tolérance, à la diversité des formes culturelles, à la communication… c’est l’occasion pour Hermès de passer, et pour nous de nous intéresser au riche foisonnement des choses qui sont dans le corpus ésotérique.
La Post-modernité n’est pas de nature, par elle-même, à faire pénétrer quelqu’un dans le mundus imaginalis ! Mais elle favorise la sortie hors des schémas desséchants ; elle peut stimuler l’intérêt pour tous les contenus du discours ésotérique ; notamment pour ses « médiations ». Ce brassage et cette curiosité favorisent un intérêt, de type esthétique, non pas pour des doctrines, mais pour une éducation du regard ; celle-ci est susceptible de nous révéler un monde extrêmement riche et finalement, du même coup, elle peut être donatrice de sens. Étant entendu que le mot « sens » est ici au pluriel. La post-Modernité peut favoriser une forme de polythéisme, et je suis assez tenté de défendre le polythéisme.

Plus on tente de percer les mystères de la matière, plus on s’aperçoit qu’il y a plusieurs niveaux de réalité

Revue A.: Ceci mérite une explication…

A. F. : Je ne veux pas parler de quelque chose qui s’opposerait au monothéisme religieux, à l’idée que Dieu est Un en son Essence. Cela, c’est du domaine de la croyance, du dogme. Quand je parle d’un impératif polythéiste aujourd’hui, c’est sur le plan psychologique. Cela veut dire qu’il est utile de prendre conscience du fait que nous sommes pluriels (il y a plusieurs dieux en chacun de nous, au sens psychologique qu’on peut donner aux dieux de la mythologie, grecque par exemple), que le monde est pluriel, varié, polymorphe. Plus on tente de percer les mystères de la matière, plus on s’aperçoit que cela devient complexe, qu’il y a plusieurs niveaux de réalité. Il en va de même de la psychologie, des arts, etc. Il s’agit donc de reconnaître la polysémie, la pluralité des interprétations, la légitimité des herméneutiques… C.G. Jung est à cet égard un des grands précurseurs de la post-Modernité.

Revue A. : C’est la reconnaissance d’un univers un et multiple à la fois ?

A. F. : Tout à fait. Pensez à l’Unus Mundus de ce même Jung… On ne peut pas mettre la réalité sur un lit de Procuste (4), comme a eu tendance à le faire la modernité. La post-Modernité ne suscite pas par elle-même une attitude ésotérique, mais elle favorise l’intérêt pour l’ésotérisme, comme d’ailleurs pour les religions en général, et pour leur histoire.

Revue A.: Cela va provoquer des réactions terribles puisqu’il existe un certain nombre de courants de la Modernité qui continuent aujourd’hui par inertie, y compris dans les religions.
Que vont faire les gens qui se sentiront menacés dans leur religion au niveau formel des habitudes ou des mœurs ?

A.F. : Il est évident que la forme de pensée ésotérique, si par nature elle n’est opposée à aucune religion considérée dans sa spécificité doctrinale, reste totalement incompatible avec toute forme de fondamentalisme ou d’intégrisme. À partir du moment où la religion est vécue selon le mode d’imaginaire propre à ceux-ci, il n’y a plus de place pour aucune herméneutique créatrice, pourvoyeuse de sens. Si on me demandait ce qui, selon moi, constitue la spécificité des fondamentalismes et des intégrismes, je dirais que c’est un littéralisme qui consiste à ne faire d’un dépôt traditionnel qu’une lecture à un seul niveau (généralement appauvrissant, moralisateur, réducteur etc.) À cet égard, l’ésotérisme serait, mieux que toutes les théologies, le meilleur contrepoids à cette tendance ! Mais un ésotérisme, bien sûr, débarrassé de ses pathologies ou que, du moins, il s’agit de ne pas confondre avec elles…

(1) Revue d’information sur ce qui paraît dans le domaine de l’ésotérisme oriental
(2) Outre de nombreux articles, Antoine Faivre est l’auteur de neuf ouvrages dont les trois derniers sont : Accès à l’ésotérisme occidental, Éditions Gallimard, 1986 ; Toison d’or et alchimie, Éditions Arché, Milan/Paris, 1990 ; L’ésotérisme, Éditions PUF, collection Que sais-je ?,1992
(3) Articles parus dans les revues N° 350 (04/2023), N° 351 (05/2023), N°352 (06/2023), N°353 (06/2023) et N°354 (09/2023)
https://revue-acropolis.com/entretien-avec-antoine-faivre-lesoterisme-hier-et-aujourdhui/
https://revue-acropolis.com/entretien-avec-antoine-faivre-lesoterisme-hier-et-aujourdhui-2/
https://revue-acropolis.com/entretien-avec-antoine-faivre/
https://revue-acropolis.com/lesoterisme-hier-et-aujourdhui-antoine-faivre-lactualite-de-lesoterisme/
https://revue-acropolis.com/entretien-avec-antoine-faivre-lesoterisme-hier-et-aujourdhui-3/
(4) Brigand fabuleux, qui arrêtait les voyageurs et les soumettait à un supplice ; il les forçait à s’allonger sur un de ses deux lits de dimensions différentes : les grands sur le petit, les petits sur le grand ; il coupait les pieds des grands et il tirait les membres des petits pour les mettre aux dimensions du lit
Article paru dans la revue 143 (mai-aout 1995)
Dossier La spiritualité aujourd’hui, enjeux et défis
Édition augmentée du dossier paru dans la revue n° 125 (mai 1992)
Propos recueillis par Fernand SCHWARZ
Fondateur de Nouvelle Acropole en France
© Nouvelle Acropole
La revue Acropolis est le journal d’information de Nouvelle Acropole

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