Entretien avec Gilles Farcet La relation de maître-disciple
#5 Le « maître racine » et les maîtres auxiliaires
À propos de Gilles Farcet
Gilles Farcet, écrivain, journaliste, producteur à France Culture, animateur de stages, a également collaboré à diverses revues et a fondé à La Table Ronde la collection « Les Chemins de la Sagesse ». Il est l’auteur d’une quinzaine d’ouvrages a travaillé aux côtés d’Arnaud Desjardins, qu’il a considéré comme son maître. Il se consacre, dans ses écrits comme dans sa vie, à une meilleure compréhension de la relation maître à disciple, située au cœur de toutes les traditions spirituelles.
Dans le cadre du 50e anniversaire de notre revue, après Antoine Faivre, nous publions l’entretien réalisé avec Gilles Farcet en 1995 sur la relation de maître à disciple.
Dans ce dernier extrait extrait, Gilles Farcet évoque les différents types de maîtres.
Revue Acropolis : En fonction de votre expérience, de vos contacts, par rapport à la situation actuelle de désarroi où nous nous trouvons, comment voyez-vous l’avenir de cette relation maître-disciple en Occident ? Va-t-elle se développer ou être oubliée ?
Gilles Farcet : Il y a toujours eu peu de maîtres et peu de disciples, et je ne crois pas que cela soit appelé à fondamentalement changer. Rien de nouveau sous le soleil… Par contre il y a un retour sur le devant de la scène de certains maîtres, vrais ou faux. Le phénomène nouveau, c’est que beaucoup vont approcher des maîtres et s’intéresser à leurs enseignements de manière plus ou moins approfondie. C’est par exemple ce qui se passe avec le bouddhisme tibétain. Les idées spirituelles se répandent et vont peu à peu, insidieusement pénétrer la société sur un plan exotérique, du moins est-ce à espérer. Peut-être assisterons-nous ainsi à un relatif renversement des valeurs. Sans donner dans l’optimisme insensé, il semble que ce soit dans l’air du temps. Sans doute notre civilisation va-t-elle passer par de grandes épreuves, mais il se pourrait que ces épreuves s’accompagnent d’une relative redécouverte à grande échelle de la dimension spirituelle. Mais s’intéresser à la spiritualité et être disciple, ce sont deux choses différentes. Je crois que beaucoup de gens vont approcher des maîtres, être en contact avec des enseignements, comme cela se faisait autrefois, commecela continue en Inde où certains sages très populaires attirent des milliers de gens venus recevoir leur bénédiction l’espace d’un week-end ou d’une grande fête.
Par contre, je ne crois pas que la relation de maitre à disciple soit vouée à se généraliser. Non que les disciples se doivent d’appartenir à un club sélect, mais enfin, le fait que de plus en plus de gens aillent au-delà du bac et accèdent à la faculté ne rend pas plus facile – au contraire – l’obtention d’un doctorat ou d’une agrégation.
Le « maître-racine » et les maîtres auxiliaires
Revue A. : Peut-on avoir plusieurs maîtres ?
G.F. : Je crois qu’on ne peut pas avoir plusieurs maîtres dans le sens profond du terme. Je dirais qu’il y a un« maître-racine », c’est-à-dire celui qui est notre maître à jamais, qui nous a en quelque sorte donné la vie spirituelle et dont on tire l’essence même de notre inspiration. En ce sens, dire « j’ai été disciple de X mais il m’a déçu et je suis maintenant disciple de Y » est une absurdité qui montre qu’on n’a jamais été disciple.
Cela dit, il est possible de recevoir des enseignements de plusieurs maîtres. En fait, toute personne, tout événement peuvent nous donner un enseignement. En Inde, on parle des upa-gurus -– les « gourous auxiliaires » –. Tout et tous peuvent être un gourou auxiliaire, y compris un animal, un arbre, que sais-je… Ma femme est un maître, mon enfant est un maître, la personne que je rencontre et qui m’enseigne quelque chose parfois sans le savoir, est un maître ; la dame qui, l’autre jour, au sortir d’une conférence que je donnais, m’afait remarquer que je m’étais montré quelque peu cassant vis-à-vis d’un membre de l’auditoire, cette dame, ce jour-là, a été mon maître du jour. La vie est un maître.
En outre, j’ai rencontré un certain nombre d’hommes remarquables, notamment ceux dont je parle dans le livre L’homme se lève à l’Ouest, les nouveaux sages de l’Occident. Ils font maintenant partie de ce que je suis, et je leur voue une profonde gratitude. Ils font partie de mon héritage, de ma filiation spirituelle. De même Arnaud Desjardins a, dans la salle où il anime ses réunions, des portraits non seulement de son maître, mais de laplupart des sages qu’il a rencontrés et avec lesquels il a établi un lien fort ; le Karmapa, un Roshi zen, un maître soufi, etc.
Revue A. : À partir du moment où l’on a pu établir la relation avec le « maître racine » c’est lui-même qui permet d’éveiller un regard plus profond envers les êtres et les choses de découvrir en quoi tout ce qui existe peut faire office de « maître auxiliaire ».
G.F. : Exactement. La relation avec le maître-racine est la clé, le mode d’emploi de la vie et donc de l’utilisation de cette vie en tant que maître. Savoir vivre, à mon avis c’est reconnaître en quoi l’existence est notre maître et pouvoir en tirer les leçons. Or la plupart des êtres humains ne savent pas apprendre de la vie. Inversement, certains êtres comprennent d’un seul coup. Il a suffi, dit-on, au Bouddha de voir un mort, un vieillard et un malade pour se détacher et faire un bond dans sa vie spirituelle.
Le maître, encore une fois, ne nous endoctrine pas ni ne nous inculque la moindre idéologie : il nous aide simplement à devenir plus sensible, plus réceptif à l’enseignement que la vie ne cesse de nous proposer. « Je vis et je vais, m’interrogeant de la vie », dit le poète René Daumal…
À quoi bon vivre si ce n’est pour apprendre ? de toute manière, nous allons vieillir, mais allons-nous seulement vieillir et « faire naufrage » ou aussi mûrir ? Le maître est un jardinier qui aide le fruit vert que nous sommes à parvenir à maturation.
Article paru dans la revue 143 (mai-aout 1995)
Dossier La spiritualité aujourd’hui, enjeux et défis
Édition augmentée du dossier paru dans la revue n° 125 (mai 1992)
Ouvrages de Gilles Farcet
Derniers ouvrages parus :
– Le choix d’être heureux, Éditions Entremises, 2021
– La Réalité est un concept à géométrie variable, Éditions Charles Antoni-L’Originel, 2022
Propos recueillis par Laura WINCKLER
Cofondatrice de Nouvelle acropole en France
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