La philosophie au service de l’enseignement du management
La « Journée mondiale de la Philosophie », réalisée chaque troisième jeudi du mois de Novembre et promue par l’UNESCO est l’occasion pour Nouvelle acropole France de divulguer la philosophie auprès du grand public. En 2021, le centre Nouvelle Acropole de Lyon, les éditions Cabédita et la revue Acropolis ont réuni le samedi 20 novembre 2021 des intervenants philosophes autour du thème « La philosophie, un art de vivre » (1), titre de l’ouvrage, publié en 2021 aux éditions Cabédita. L’occasion de partager différentes pratiques de la philosophie.
Au cours de ce colloque, Xavier Pavie, professeur de philosophie, a démontré les avantages de la pratique de l’imagination dans les exercices spirituels. La revue Acropolis l’a interrogé pour en savoir un peu plus.
Acropolis : comment êtes-vous venu à la philosophie et quelle est votre activité actuelle ?
Xavier PAVIE : Je suis professeur à l’ESSEC Business School, directeur et chercheur à l’Institut de Recherches Philosophiques à l’Université Paris Nanterre et directeur du centre iMagination. Ma formation a été une combinaison d’études de management, et de philosophie. J’ai donc fait une double formation complète, licence et master, et, au moment de choisir le doctorat, j’ai préféré la philosophie, qui a été toujours ma ligne directrice depuis que je suis tout jeune. Elle est l’élément principal et moteur, la colonne vertébrale de toute discipline. Pour prolonger, j’ai complété ma formation avec une Habilitation à la Direction de Recherches, toujours en philosophie où j’ai intégré notamment il y a une dizaine d’années la problématique de l’innovation responsable avec l’appui d’un réseau d’universités internationales au sein d’un projet soutenu par la commission européenne.
J’ai d’abord travaillé sur la notion d’exercices spirituels, plus particulièrement comment se réapproprier de manière contemporaine ces exercices que l’on pratiquait dans l’Antiquité chez les stoïciens, épicuriens et cyniques. Prenant appui sur mon double parcours, je me suis interrogé sur la présence et la pratique des exercices spirituels qui pourraient permettre que l’on puisse agir pour le bien que ce soit dans une organisation, une entreprise, ou une ONG par exemple. Cela est apparu comme une évidence, spécifiquement concernant l’innovation. C’est devenu l’un des axes majeurs de mes travaux constatant que l’on a besoin d’innovateurs responsables ou d’innovateurs philosophes qui devraient pratiquer la philosophie des exercices spirituels.
A. : Vous êtes professeur de philosophie dans une grande école de commerce. Les étudiants en école de commerce ont plutôt des motivations économiques, de réussite, de profit, mais aussi, avec vous, philosophiques. Comment concilier philosophie et management ?
X.P. : Aujourd’hui les étudiants que j’ai en cours sont appelés à gérer, organiser, travailler pour une organisation, quelle qu’elle soit, si possible correctement, c’est à dire en prenant en compte les aspects politiques, environnementaux et humains. La question est donc la suivante : est-ce qu’on les forme avec la philosophie ou sans la philosophie ? Quelles sont les clefs que doit posséder quelqu’un pour gérer une organisation de manière responsable ? Toute action dans la société est une action politique et une action vis-à-vis de l’être humain et au sein d’un écosystème, tout est intrinsèquement lié. Quand on a conscience que ce qui est important pour nous, c’est l’environnement, l’être humain et l’activité politique, on doit alors se demander avec quelles clés on va éduquer, former, enseigner à ces individus qui vont ensuite diriger ces organisations.
A. : Dans cette formation, quels exercices quotidiens philosophiques proposez-vous à vos étudiants ? L’enseignement est-il à la fois théorique et pratique ?
X.P. : La philosophie doit mêler à la fois des éléments académiques, universitaires, structurés et structurants et à la fois des éléments pratiques. On ne peut pas faire l’un sans l’autre. C’est bien d’avoir des universitaires qui parlent de manière structurée de la philosophie, mais tout autant que de vivre des expériences.
Il est très important selon moi d’enseigner les exercices spirituels philosophiques, tels qu’ils ont été conçus et pratiqués dans l’Antiquité pour se les réapproprier aujourd’hui. On a un arrière-plan théorique important, qu’on enseigne en cours, à comprendre, mais aussi à faire résonner dans nos comportements. Il faut mettre les choses en perspective et s’interroger : comment cet individu s’est-il comporté dans telle ou telle situation ? Comment cette entreprise, cette association, s’est-elle comportée dans tel ou tel contexte ? Quand on regarde l’arrière-plan théorique et philosophique des exercices spirituels et qu’on les compare aux comportements, y a-t-il une cohérence ou pas ? Il y a beaucoup d’endroits où il y a une cohérence entre l’organisation et les principes philosophiques. Cela peut inciter les étudiants à aller travailler pour ce type d’organisation où il y a cette cohérence de pensée. D’un autre côté, si je décide de travailler dans une entreprise qui n’a pas cette cohérence, comment vais-je essayer de la transformer ? La question de l’imagination est ici importante : quelle perspective et quelle prospective vais-je moi-même devoir appliquer en travaillant dans cette organisation ?
A. : Comment utilisez-vous l’imagination pour faire progresser vos élèves ?
X.P. : Nous avons mis en place à l’ESSEC, chaque année depuis dix ans, une semaine de l’imagination qui est dédiée à comprendre comment nous exploitons notre imagination. Ce séminaire se déroule pendant la première année d’études de master pour que ces méthodes utilisant l’imagination puissent s’imprégner dans la manière de penser des étudiants pour le reste de leurs parcours. Pendant toute l’expérience, on leur donne les clefs pour pouvoir s’inspirer, imaginer, créer de manière innovante et responsable. On y invite des gens qui peuvent inspirer nos étudiants, de profils très différents, comme Pierre Rabhi, Hubert Reeves, Etienne Klein, Cédric Villani ou comme André Comte-Sponville, François Damilano, Luc Ferry, Patrick Roger, Didier Wampas ou encore comme Michel Serres, qui sont tous venus pour nous transmettre leur expérience et que l’on puisse s’en inspirer pour pouvoir innover. Je pense aussi à Jean-Louis Etienne ou à Yves Coppens, Etienne Klein, tous ces grands scientifiques, ces personnalités, qui eux-mêmes ont beaucoup développé leur imagination pour réaliser ce qu’ils ont réalisé. La deuxième partie du séminaire est pratique : c’est aux étudiants de faire. On leur donne les clés et les outils pour réaliser. A eux de les utiliser, d’étendre leur créativité, leur connaissance de l’imagination et de ses ressorts, pour pouvoir élaborer un projet. A la fin de la semaine, ils auront les savoirs pour ensuite continuer par eux-mêmes à utiliser au mieux leur imagination.
A. : Est-ce que les exercices enseignés dans vos cours incluent le travail sur soi ? Est-ce que vous conseillez des exercices à vos élèves ?
X.P. : Dans l’Antiquité, il avait été demandé à Épictète combien de personnes Socrate a réussi à convaincre pour se convertir à la philosophie ? Réponse cinglante : pas même une sur mille. Cela doit nous faire réfléchir. Ce qui est important c’est de donner à ces jeunes étudiants, à ces jeunes adultes, des moyens pour qu’ils puissent comprendre l’importance de certaines pratiques et de certains comportements. Il faut montrer des philosophes inspirants, des pensées inspirantes, les outils que sont les exercices spirituels, pour qu’au moins tout ceci soit à leur disposition. Mais je n’ai ni la prétention de les changer moi-même ni l’envie de forcer ces étudiants. C’est à eux de faire ce cheminement-là. Ce qui est important dans votre question c’est de se dire : est-on sûr d’avoir planté la graine qui fait que c’est là, en eux ? Et si cette graine éclot dans trois, cinq ou dix ans et bien ce sera dans trois, cinq ou dix ans ! Ce qui est important c’est que cette possibilité soit là, présente en eux. Je ne peux pas demander à tout le monde, à 22 ans, de pratiquer des exercices spirituels mais j’ai une obligation morale de bien mettre en place le terreau pour que cela soit possible. C’est le rôle du professeur.
A. : Quel exercice spirituel philosophique conseilleriez-vous à pratiquer au quotidien ?
X.P. : Il semble que ce soit l’écriture, l’élément le plus fondamental dans l’exercice spirituel. Parce que l’écriture permet de combiner plusieurs éléments importants. D’abord en prenant note de se rappeler de ce qu’on a lu, ce qu’on a entendu, ce qu’on a vu, ce qu’on a vécu. Mais en même temps, ne pas y rester accroché et prendre de la distance. Pour cela, écrire son expérience nous fait prendre une distance, premièrement physique, entre le stylo, l’encre, le papier et l’expérience traduit dans sa mémoire, son esprit. De plus vous pouvez écrire en tout lieu : dans une salle de réunion, dans le métro, chez vous, dans un taxi. J’écris partout. L’écriture est aussi importante physiologiquement : elle active certaines cellules, certaines zones de votre cerveau qui vont entraîner d’autres capacités, comme l’agilité et la flexibilité intellectuelle. Enfin l’écriture c’est le livre, c’est aussi la correspondance, c’est le partage et l’échange, le dialogue et la discussion. Ainsi, cet exercice de l’écriture, est vraisemblablement le plus important car il permet de couvrir l’ensemble de ces dimensions destinées à la transformation et l’apprentissage de soi.