Société

« Le monde sans fin » de Jancovici et Blain

Pourquoi « Le monde sans fin » (1) bande dessinée de vulgarisation scientifique sur les problèmes écologiques de notre époque a-t-elle connu un succès retentissant avec plus 800.000 exemplaires vendus en 2023 en France ?

Le succès de l’ouvrage de Jean-Marc Jancovici et Christophe Blain, publié en 2021, peut s’expliquer par la clarté des données énergétique et climatique du monde dans lequel nous vivons, pour comprendre celui dans lequel nous allons vivre. Loin des combats politiques, idéologiques ou catastrophistes, il nous donne des outils chiffrés et froids, ce qui nous aide à dépassionner ces questions.

PREMIÈRE PARTIE : UNE SOCIÉTÉ TROP GOURMANDE ? 

Comprendre d’où nous venons

Il y a trois cents ans, toutes les énergies étaient renouvelables : le vent pour permettre aux bateaux de se déplacer, les animaux pour le transport et l’agriculture, les cours d’eau pour les moulins, etc. Nous avons progressivement remplacé tous ces moyens par de l’énergie non renouvelable : les énergies fossiles. Un exemple frappant : sans énergie, il faudrait les efforts de 10 millions de personnes pour faire l’équivalent de ce que fait un seul laminoir industriel (pour la transformation du métal), soit la totalité de la population de l’Île de France en train de marteler de l’acier !

Le XXe siècle a été caractérisé par une industrialisation colossale : le pétrole a permis de décupler nos moyens de production, de transport, de culture, d’élevage, etc. La population mondiale a été multipliée par trois. 

Il est devenu possible d’assouvir les désirs de plus en plus d’individus, en termes de nourriture, de déplacements lointains, de consommation en général. Le problème que souligne Jancovici, c’est que notre cerveau ne connaît pas la satiété intelligente. Les neurosciences, comme le bouddhisme ou le stoïcisme, affirment la même chose : même comblés, les désirs ne trouvent pas leur fin et ils se renforcent. 

La production de désir brut et de motivation dans le cerveau

On peut y trouver une explication physiologique : le corps humain a été conçu pour survivre : il trouve de la nourriture, il la prend, stocke du gras pour les moments de disette, stimule par la faim la recherche constante de nourriture pour se préserver et perpétuer l’espèce. En effet, sous le cortex, il y a une zone de notre cerveau qui ne produit pas d’intelligence, mais du désir brut, de la motivation. On l’appelle le striatum. Il récompense leur satisfaction avec de la dopamine et cela nous conduit à désirer au-delà de nos besoins réels. Par exemple, il nous conduit à toujours désirer manger ce qui nous fait plaisir, et nous récompense avec de la dopamine, bien que ce que nous mangions n’est pas toujours bon pour notre santé. Il en va de même avec le reste de nos désirs : monter dans la hiérarchie sociale, acquérir de l’information ou trouver des solutions de moindre effort, nous procure tout autant de plaisir sans que cela soit forcément bon pour nous. 

Certains intellectuels du XXe siècle ont d’ailleurs bien compris ces mécanismes irrationnels pour les utiliser à leurs fins. À partir des travaux de Freud, qui donnent un socle intellectuel à cette vision matérialiste de l’homme, mue par ses désirs inconscients et instinctifs, des hommes comme Edward Bernays (2) ont mis au point des stratégies de marketing et d’influence politique pour vendre des cigarettes, des voitures ou des votes, en les mêlant habilement à la satisfaction de désirs de la population de l’époque. Par exemple, pour inciter les femmes à fumer, ils ont montré les cigarettes comme des produits associés aux rebelles émancipés, dans des manifestations ou des films. Et cela a fonctionné ! Malheureusement, les conséquences néfastes ont rattrapé ces consommateurs, avec des maladies et des désillusions qui les ont touchées. 

Les conséquences d’une société surconsommatrice

En France, il a fallu attendre 1950 pour prouver la toxicité du tabac, 1976 pour l’interdire dans les lieux collectifs et l’année 2000 pour que l’État français se désengage de ses intérêts financiers dans la vente de tabac. 50 ans de laborieux efforts pour convaincre de sa nocivité au point de vue individuel et collectif !
Mais en dehors de quelques prises de conscience, notre société industrielle et pétrolière continue à tourner à plein régime. Le climat étant beaucoup plus lent à changer que la santé humaine, ses « maladies » ne nous affectent pas tout de suite. Le CO2 que nous rejetons dans l’atmosphère reste 1000 ans. Donc ce que nous rejetons aujourd’hui peut rester jusqu’en l’an 3000. 

Dans les années 80, Jorge Angel Livraga, fondateur de Nouvelle Acropole dans le monde, dénonçait les ravages du mythe du progrès et de la croissance sans limites comme une illusion qui nous entraînait dans un mouvement pressant et permanent, vers on ne savait où. Ainsi a-t-il écrit : « Le progrès doit être harmonieux, global et écologique si nous voulons qu’il soit positif… Au contraire, le mythe de la nécessité du progrès permanent nous a sorti de la juste mesure au profit d’une recherche insatiable d’un bonheur projeté en dehors de tout cadre chronologique et naturel… Le chant des sirènes du confort, de la facilité, de l’instabilité crée l’illusion du progrès… on en vient à forcer la nature et nait alors la barbarie du dépouillement… de l’exploitation des ressources naturelles et humaines sans prévoir le coût que cela entraîne… » (3). 

Augmentation de la température

À l’heure actuelle, selon le Groupe d’Experts Intergouvernemental sur l’Évolution du Climat (G.I.E.C.), pour limiter le réchauffement climatique à 2°C en moyenne sur le globe en 2100, il faudrait diminuer les émissions de C02 de 5% par an à partir d’aujourd’hui. Cela semble très peu probable, et l’augmentation de la température semble se profiler vers les +2°C de température moyenne d’ici 2050 et +5°C en 2100.

Mais cette augmentation n’est pas répartie de façon homogène. La température augmentera de 1,5 à 2 fois plus vite sur les continents que dans les océans ; nous gagnerons donc plutôt entre 5° et 10°C d’ici 2100. La température montera plus vite aux pôles. Par exemple, en Sibérie, si on compare la moyenne des températures du mois de mars entre 1950 et 1980 avec celle de 2020, la température a augmenté de 8°C. Certaines zones de la terre deviendront inhabitables : sur l’Équateur essentiellement. En effet, au-delà de 35°C et de 90% d’humidité, le corps humain ne peut plus refroidir et le climat devient mortel. Nous sommes donc en train de rendre une partie de la terre invivable pour nous mais aussi pour d’autres espèces : nous la rendons malade. 

Contraction des flux

Nous avons été trop gourmands. Trop de céréales, de viande, de déplacements lointains, d’alimentation et de consommation… en général… trop. Un chiffre représente bien cet excès d’appétit que notre société moderne continue à entretenir : l’augmentation continue du diabète. Selon une étude publiée en 2021 dans la revue scientifique hebdomadaire britannique The Lancet, 529 millions de personnes diabétiques ont été recensées dans le monde. Selon les projections indiquées dans l’étude, 1,3 milliard de personnes pourraient être concernées en 2050. C’est en grande partie le résultat d’une alimentation anormalement riche en glucides et de la sédentarité.

SECONDE PARTIE : LES NOUVELLES SOURCES D’ÉNERGIE

Pour l’humanité comme pour la planète, la trajectoire d’hyper consommation et d’augmentation de la température ne peut se maintenir : il faut un rééquilibrage qui sera décidé ou subi. Nous constatons déjà les effets du changement climatique qui va se poursuivre. Nous devrons en affronter les effets avec une diminution des ressources en pétrole, qui vont se tarir dans les décennies à venir. 

L’illusion de l’hydrogène, nouvelle source d’énergie

C’est un mythe. Le remplacement de l’essence par l’hydrogène n’est pas viable : l’hydrogène demande énormément d’énergie pour être produit, liquéfié, transporté. C’est un gaz qui contient très peu d’énergie par litre comparé à l’essence. Il faudrait beaucoup de stations de recharge, et l’utiliser pour les avions diminuerait les capacités de transport par 4. 

Dans un pays industrialisé, remplacer les carburants routiers par de l’hydrogène nécessite de doubler la production électrique. 
Jancovici résume : « La voiture à hydrogène, c’est comme l’avion solaire ; tu en auras quelques-unes parce que les riches aiment les gadgets. »

L’utilisation du nucléaire ?

Selon Jean-Marc Jancovici, l’utilisation du nucléaire permettrait de conserver une partie de ce que nous avons aujourd’hui et d’amortir une chute qui serait très brutale.
L’énergie nucléaire fait débat, mais elle présente une balance benefices/risques qui mérite d’être étudiée plus rationnellement au regard des peurs historiques qu’elle a suscitées et des autres solutions qui sont à notre disposition. 

Vivre une vie sobre et heureuse

En suivant les conseils des stoïciens ou de Pierre Rabhi, nous pouvons vivre avec modération, une sobriété lucide et heureuse. Vivre en incluant la modernité qui n’est pas mauvaise en elle-même, mais faire la distinction entre nos désirs artificiels et les besoins réels pour ne pas nourrir la machine infernale. 

Comment bien gérer la modernité ? On peut utiliser un ordinateur, une voiture ou manger un steak, mais si cela est répété de façon compulsive, l’excès finit par nous emporter et emporte un peu le monde avec nous. Il vaut mieux prendre sa voiture pour transporter plusieurs personnes sur une moyenne distance, prendre le train plutôt que l’avion, faire les longs voyages si c’est vraiment nécessaire. En bref, consommer ce dont nous avons vraiment besoin à commencer par la nourriture : des protéines (viande, poisson, fromage, etc.), à raison de 1g par kg et par jour par exemple, moins de céréales que nous produisons en excès, et plus de légumes, et encore mieux s’ils sont biologiques. 

Le monde en transition 

Selon Jorge Angel Livraga, la philosophie nous apprend que tout est cyclique dans la Nature, qu’au-delà de formes qui seraient nouvelles en apparence, la vie continue (4). La vie continue passant par une période de transition. Jorge Angel Livraga a précisé que la transition « étape d’adaptation aux nouvelles influences » mènerait à « une période historique très difficile et pleine de catastrophes », une forme d’effondrement allant jusqu’à la pénurie d’aliments et de combustibles, des catastrophes climatiques telles que tremblement de terre, cyclones et tsunamis, des épidémies et de multiples conflits armés. Il rejetait la probabilité de revenir à un âge des cavernes, selon le principe que l’histoire suivait un mouvement évolutif.

L’alternance historique

Sans arriver à des perspectives aussi terrifiantes précédemment décrites, il faut envisager la réalité des alternances historiques entre les moments sommets et les moments creux. Il s’agit des pas rythmiques de la nature, au-delà de la volonté et des désirs des hommes. Pendant ce temps, la vie continue et nous devons tous travailler pour un monde qui ne soit pas nouveau mais meilleur. Un monde ni catastrophique ni fataliste mais qui exige des hommes et des femmes responsables ayant développé une conscience individuelle et collective, une grande force morale intérieure, capables  de se retrousser les manches pour proposer un monde meilleur.

Mais au-delà de l’analyse scientifique et des solutions pratiques que Jancovici nous propose, osons franchir le pas de la vision métaphysique du monde dans lequel nous voulons vivre. C’est elle qui orientera nos choix. 

Pierre Rabhi nous disait : « La vie n’est une belle aventure que lorsqu’elle est jalonnée de petits ou grands défis à surmonter, qui entretiennent la vigilance, suscitent la créativité, stimulent l’imagination, et, pour tout dire, déclenchent l’enthousiasme, à savoir le divin en nous ».  

Ainsi le remède nécessite surtout de cultiver ce qui nous rend heureux et qui ne s’achète pas, la fraternité, l’amour, le courage et toutes ces valeurs qui nous font nous sentir dignes et heureux, en tant qu’être humain. Cela nous permettra de dépasser les désirs compulsifs de consommation et de réaliser nos vrais besoins : ceux de notre âme qui aspire à grandir. 

(1) Jancovici – Blain, Le monde sans fin, Éditions Dargaud, 2021, 196 pages, 30 €
(2) Lire l’éditorial de Fernand Schwarz, Le règne du moi égoïste, paru dans la revue Acropolis N° 358 (Février 2024) https://revue-acropolis.com/le-siecle-de-lego-egoiste/
(3) (Revue Acropolis N°85 (sept-oct 1985) Les mythes du XXe siècle : le progrès sans fin
(4) Revue Acropolis N°73 (1983, La tragique prophétique de Malthus (sep-oct 1983)
Sources
Sur Youtube 
– Audition de Jean-Marc Jancovici par la Commission d’enquête de l’Assemblée nationale sur la perte de souveraineté et d’indépendance énergétique de la France
https://www.youtube.com/watch?v=851Q-nPNx7I
– Obligations de Total Énergie : audition de Jean-marc Jancovici au Sénat
https://www.youtube.com/watch?v=G3-L9UtBP78
– Le diabète et la sobriété
Voir différentes vidéos sur Youtube
– Les Échos, Le nombre de cas dans le monde devrait plus que doubler d’ici 2050,23 juin 2023
https://www.lesechos.fr/idees-debats/sciences-prospective/diabete-le-nombre-de-cas-dans-le-monde-devrait-plus-que-doubler-dici-2050-1955403
– 6e Rapport du GIEC en 2021 : une intensification sans précédent du changement climatique, 14/09/2021,
https://reseauactionclimat.org/rapport-giec-climat-2021/#:~:text=Dans%20tous%20les%20scénarios%2C%20la,inférieur%20à%202°C

Jean-Marc Jancovici et les problèmes écologiques de notre époque 

Polytechnicien, lanceur d’alerte sur l’écologie au début des années 2000, il est devenu l’initiateur des bilans carbone qui servent à mesurer l’impact en CO2 (dioxyde de carbone) des activités humaines. Il est actuellement professeur à l’École des mines de Paris, cofondateur de Carbone 4 « cabinet de conseil dans la stratégie bas carbone et le changement climatique » et membre du Haut conseil pour le climat auprès du Premier ministre. Il est le fondateur du Shift Project : think tank climat-énergie qui œuvre en faveur d’une économie libérée de la contrainte carbone. 
Dans les années 90, comme il le dit lui-même, il a commencé à évoquer l’impact des gaz à effet de serre alors que peu de gens s’y intéressaient et il a été saisi par l’importance de l’enjeu au regard de tout le reste. Il décide d’y consacrer sa vie. 
Christophe Blain a écrit le scénario avec Jean-Marc Jancovici, qu’il a illustré sous forme de bande dessinée. 

Antoine ROCHEFORT
Formateur en philosophie à nouvelle Acropole
© Nouvelle Acropole
La revue Acropolis est le journal d’information de Nouvelle Acropole

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