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Le numineux, une expérience du sacré, hors du champ rationnel

Au XXe siècle, Rudolf Otto s’intéresse à l’expérience du sacré à travers les spiritualités orientales. De là, il crée le mot « numineux » qui est traduit par un l’état de saisissement transcendant dans la relation fulgurante à Dieu, et qui sort ainsi du champ du rationnel. Concept qui a par la suite inspiré Mircéa Éliade et Carl Gustav Jung, dans leurs travaux respectifs.


Le mot « numineux » apparaît au XXe siècle. Il est la traduction de l’allemand « das Numinose », « le sacré », mot créé par le philosophe et historien des religions Rudolf Otto (1869-1937), lui-même tiré du latin numen, « puissance agissante de la divinité ».
Ce terme renvoie au sacré en tant qu’expérience sensible insaisissable par des moyens rationnels. Le numineux suscite à la fois terreur et fascination mais se présente aussi sous la forme du mystère.
Kant utilisait déjà ce terme dans son concept de noumène, un terme grec qui signifie « la réalité inconnaissable sous-tendue par toute chose ».

Rudolf Otto, l’inventeur du numineux

Rudolf Otto est un théologien et philosophe allemand, né à Peine (Hanovre) et élevé dans la foi luthérienne. Il fit ses études à Erlangen et à Göttingen, et fut très vite séduit par la pensée d’Albrecht Ritschl, celle de Friedrich Schleiermacher et de Jakob Friedrich Fries. Il sera nommé en 1907 professeur de théologie à Göttingen, et enseignera la théologie jusqu’à sa mort.
Son parcours intellectuel Il se relie à la philosophie post-kantienne qui sera déterminante pour sa propre réflexion philosophique de la religion, que l’on retrouve dans son ouvrage de 1909 intitulé Kantisch-Friessche Religionsphilosophie.

En 1911 et 1912, il visite l’Afrique, l’Inde et le Japon : c’est au cours de ces voyages qu’il va être frappé par les formes primitives du sacré et les grandes mystiques orientales. Il voudra les comparer aux spiritualités occidentales en prenant comme matrice de comparaison la théologie chrétienne au sein de la laquelle il étudiera toutes les formes de l’expérience du divin (1).

La dimension spirituelle de l’ineffable

Rudolf Otto constate que les grands mystiques chrétiens ont conclu que Dieu ne pouvait se concevoir intellectuellement, en tous les cas par la raison ni se définir par le langage. Pour eux, c’est avant tout une expérience supra humaine mais qui envahit dans sa manifestation le champ humain.
Sa démarche scientifique du phénomène religieux au départ, va l’amener à créer une catégorie spécifique pour ce qui se manifeste au-delà de la sphère du rationnel.
En 1917, il publie son livre Le Sacré, portant en sous-titre « L’Élément non rationnel dans l’idée de divin et sa relation avec le rationnel ».
C’est ainsi qu’il va tenter de décrire l’état de saisissement transcendant que certains ont connu dans leur relation fulgurante à Dieu, état qui sort du champ du rationnel (concept, idée, ou règle morale). Il l’appelle l’expérience du « numineux » ou la dimension spirituelle de l’ineffable.
Il va ainsi introduire un nouveau concept dans le champ de las sciences des religions, le concept de « numineux » ou de « numinosité », qui va remettre en question la une vision de l’anthropologie par rapport au sacré.
Une telle expérience échapperait à l’ordre de la vérité telle que relatée dans les Méditations de l’expérience métaphysique du Dieu chez Descartes, de l’éthique telle que Kant a cherché à la définir dans ses postulats de la raison pratique, strictement théologique. Aussi le « numineux » désigne Il s’agit plutôt d’un jaillissement de l’omnipuissance divine ou du sacré qui se manifeste dans une expérience extraordinaire pour celui qui la vit.

Du numineux naît un sentiment de paradoxe

L’être est ainsi arraché à la vie ordinaire pour une expérience du « Tout Autre » (ganz anderes). De cette « possession » de l’être, naîtrait en celui qui la subit, une attitude faite d’un paradoxe.
D’une part, jaillirait un sentiment de terreur oppressante que Rudolf Otto désigne comme mysterium tremendum. C’est le « mystère qui repousse », qui est redoutable.
Et d’autre part, l’être vit un sentiment d’attraction irrésistible, irrépressible, que Otto définit comme mysterium fascinans ou mysterium fascinosum, le « mystère qui attire l’homme par une sorte de fascination ». C’est un sentiment de beauté, de grâce et de libération » gagné par la transcendance.
Celui qui vit une telle expérience la décrit comme un accès à une réalité inconnue et une élévation du niveau de conscience qui se traduit par un conflit d’attitudes.
L’être le décrit comme un sentiment contradictoire qui le saisit complètement et irréductible à sa volonté : une « effroyable attirance », une « terrifiante impulsion ».
Le numineux est donc la conjonction des opposés (attraction – répulsion) que l’être ressent face à une irruption du sacré dans sa vie.

Ce qui est observé lorsque l’être revient d’une telle expérience, c’est que soit il va soit reprendre sa vie humaine bien tracée en rejetant cette expérience qui le singulariserait par trop dans son quotidien, soit qu’il se différencie à sa suite en vivant pleinement cette puissance numineuse.
Et avec le concept du numineux, Rudolf Otto va créer permet l’émergence d’un nouveau paradigme pour l’étude des religions et une catégorie en soi pour décrire le sentiment religieux.
Il explique ainsi que ce numineux vit et se manifeste dans toutes les religions depuis l’animisme jusqu’au christianisme. Il en est en vérité l’essence sinon la finalité.
Cette expérience du Feu dévorant permet ainsi de replacer Dieu dans une transcendance, au-delà du Dieu parlant témoignant aux hommes de manière autoritaire de son autorité ou de sa ou bienveillante, selon les cas. Pour Otto, c’est l’expérience même que vivent les oracles ou les initiés lors de la révélation des mystères.

Le numineux a inspiré Mircéa Éliade et Carl Gustav Jung

L’œuvre entière de Mircea Eliade se fonde sur la nécessité de comprendre le sacré dans sa manifestation, tel que à Rudolf Otto qui en a posé les principes. Ses travaux relèvent d’une phénoménologie du sacré. Et pour asseoir cette approche, Eliade propose le concept de « hiérophanie », terme plus général que celui de numineux et désignant le fait que « quelque chose de sacré se montre à nous, se manifeste ».

Par ailleurs, Dans la Psychologie analytique, Carl Gustav Jung dit que le « numineux » est rattaché aux archétypes, aux formes symboliques innées et constitutives de l’inconscient collectif et qu’il échappe à toute saisie. L’effet numineux est donc une image représentante et comprise comme étant la manifestation d’un archétype qui préfigure la totalité, qui est le « symbole du Soi ». Ainsi, « l’image de Dieu » que Jung qualifie de « symbole en soi » est l’archétype de la totalité.
Il explique que l’archétype se traduit dans l’inconscience sous forme d’images qui se révèlent dans nos rêves, sous la forme de visions et de mythes. Il porte une image psychique, le numen qui « met le sujet dans un état de saisissement » mais qui est susceptible d’être contenu et intégré.
Pour Jung, le « numineux » est ce que l’individu saisit, qui vient d’ailleurs et qui lui donne un sentiment d’être dépendant à l’égard d’un « tout autre ».
Les archétypes seraient donc des dynamiques de l’inconscient, des structures inconscientes ouvrant des opportunités d’action.

L’expérience du sacré, des mythes et des rites

Un autre spécialiste de l’image et du sacré, Jean-Jacques Wunengurger, par ailleurs philosophe, spécialiste de l’image et du sacré, nous explique que l’expérience du sacré est ainsi communiquée à la communauté pour la conserver et la transmettre après avoir été codifiée dans des formes. Elle est ensuite ainsi partagée de manière intime et institutionnalisée.
Des mythes et des rites se créent ainsi comme une organisation double du temps et de l’espace en faisant appel aux structures symboliques de l’imagination humaine.

Grâce à la réalité symbolique, l’esprit humain peut ainsi s’émanciper des données immédiates de la perception, de l’apparente réalité, pour découvrir le sens intérieur, caché, du monde mystérieux qui nous entoure, c’est-à-dire à la fois son sens figuré et sa profondeur.

(1) Il publie Westöstliche Mystik en 1926 et Die Gnadenreligion Indiens und das Christentum en 1951 qui se font l’écho des spiritualités orientales qu’il a visitées
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Hélène SERRE
Formatrice en philosophie à Nouvelle Acropole
© Nouvelle Acropole
La revue Acropolis est le journal d’information de l’École de philosophie Nouvelle Acropole France

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