Mythes et rites du Printemps en Europe du Sud-Est
Bien qu’elle soit aujourd’hui irriguée par des influences diverses, slaves en Moravie et Bulgarie, latines en Roumanie, grecques en Macédoine et Grèce du Nord, l’aire culturelle qui nous intéresse ici, au Sud-Est de l’Europe, présente une approche traditionnelle commune des mystères du printemps.
Ce rite commun, célébré dans les premiers jours du mois de mars, plonge ses racines pré-chrétiennes dans le monde romain et la fête des « Matronalia ». La figure de la Matrone, représentante de la Féminité mâture, épouse et mère sous le patronage de la déesse Junon, est associée symboliquement à la figure de la Jeune Femme. Leurs pouvoirs conjugués vont permettre à la polarité masculine guerrière de se canaliser pour la fertilité et la culture de la terre, le dieu Mars étant ainsi appelé à quitter son aspect belliqueux pour présider aux activités agricoles.
Évolution de la tradition en Bulgarie et en Roumanie
Cette célébration des polarités se décline encore aujourd’hui dans la Fête du 1er mars, associée au « Martenitsa » en Bulgarie et au « Martisor » en Roumanie, du nom des ornements rituels tressés de fils rouge et blanc que les hommes offrent aux femmes. Par ce geste symbolique, la communauté témoigne de sa participation consciente et active à la trame mystérieuse, tissée de réalités contraires, qui noue l’hiver au printemps, la vieillesse à la jeunesse, la mort à la vie.
Le blanc peut bien-sûr rappeler le manteau floconneux de la saison froide, quant au rouge, il évoque les premiers rayons du Soleil printanier. Mais le rouge symbolise également le sang versé et la mort, la fin d’un cycle, alors que le blanc, couleur de la neige, est aussi la couleur des fleurs qui la percent ; c’est la lumière revenue, la pureté du nouveau cycle qui vient de naître.
Les contes du 1er mars, transmis depuis des générations dans ces régions bulgares, macédoniennes ou roumaines, sont à l’image des tresses « Martenitsi » ou « Martisoare », les personnages et leurs actes symboliques s’entrelacent avec précision pour représenter les opérations alchimiques au cœur de la Nature et la juste part que l’activité humaine doit y prendre.
La figure de la « Baba »
Qu’elle soit Baba Marta en Bulgarie ou Baba Dochia en Roumanie, la figure de la vieille femme sauvage, à l’humeur changeante, qui initie la jeunette par l’épreuve, nous évoque l’aspect ombrageux et chaotique que révèle la période instable de transition entre deux saisons. Ici ce sont les premiers jours du mois de mars où la verdure s’annonce alors que les gelées menacent encore. La jeune fille du conte, en trouvant des fraises des bois, laisse croire à la grand-mère que le printemps est déjà là. La Vieille part alors mener chèvres et moutons au pré, vêtue tout de même d’un manteau à neuf peaux. Le processus alchimique de dépouillement peut commencer et la nature sans âge quitte peu à peu ses habits d’hiver pour vivre la gestation de son nouveau cycle saisonnier dans la matrice de mars. Un dernier coup de gel a raison de la Vieille Baba, pétrifiée par ce dernier cri poussé par l’hiver, et le printemps peut naître.
Le « Martenitsa » et le « Martisor », talismans propitiatoires
Il s’agit pour la communauté d’appeler le printemps en ce début instable du mois de mars. En effet, hommes et femmes ne sont pas spectateurs mais bien acteurs de la nature au travail, ils prennent véritablement toute leur part au changement de saison et la part humaine est celle qui allie la main au cœur : ainsi donc de la fabrication et de l’offrande des « Martenitsi » ou « Martisoare », attestant la participation mystique de l’âme humaine à la cyclicité cosmique, son efficacité tant au plan matériel que symbolique.
Tresser le rouge et le blanc, c’est verser le sang du dragon des orages sur la neige fondante de l’hiver que l’on tue, c’est orchestrer la course-poursuite du Soleil et du vent pour permettre le dégel des sources et la protection des semis ; les Bulgares et les Roumains nous l’expliquent dans leurs contes du Printemps.
Aux tresses du 1er mars sont attachés également de petits objets symboliques en bois, verre ou métal comme des cœurs, fleurs ou lettres. Au « Martenitsa » bulgare sont attachés les deux poupées Penda et Pizho, deux figures humaines polarisées, ici mariées pour engendrer la saison nouvelle. Penda, « la Cinquième » en grec, est l’élan symbolique, la matrice qui correspond aux cinq premiers jours de mars, comme les cinq doigts d’une main magique qui donnerait l’allant nécessaire à la Roue des Saisons pour l’engendrement du nouveau cycle.
Pour permettre au Soleil de prendre ses quartiers printaniers, il faut également l’intervention masculine de Pizho, le jeune homme du conte bulgare, qui aide la jeune fille à laver le manteau de Baba Marta l’Ancienne, un vêtement sali, noirci par le vécu de l’hiver et qu’il faut blanchir pour habiller la saison neuve.
Le printemps ne se fait donc pas tout seul et les porteurs du « Martenitsa » ou du « Martisor » doivent garder leur talisman sur eux, au poignet ou épinglé à côté du cœur, pour accompagner la nature en conscience le temps que sa magie puisse opérer, jusqu’aux premiers signes de l’installation effective du printemps, au mois d’avril. Ainsi chacun pourra ôter son « Martisor » lorsqu’il aura vu, qui la première cigogne, qui la première hirondelle ou le premier arbre en fleurs.
De la tradition populaire au folklore national
Le récit national des Etats modernes s’est bien-sûr emparé de ces traditions ancestrales pour les attacher à l’héroïsme guerrier des glorieux fondateurs historiques
En Bulgarie se perpétue le souvenir de Bayan et Houba, frère et sœur découvreurs des terres danubiennes qui deviendront le futur territoire bulgare mais qui, à la fin du VIIe siècle, appartenaient encore à l’Empire romain d’Orient. Bayan et Houba sont blessés par les Romains alors qu’ils attachent un fil blanc, symbole de leur découverte, à la patte de leur faucon messager. Resté sur l’autre rive du Danube, le troisième frère recueille le rapace et fait tisser des manteaux rouge et blanc pour ses soldats à partir de ce fil merveilleux. Ainsi galvanisés par leurs nouveaux habits teintés de sang héroïque, les soldats bulgares remportent la victoire et s’installent sur le nouveau territoire qu’ils viennent de conquérir.
En Roumanie, l’on raconte que les premières tresses « Martisoare » ont été fabriquées par les ancêtres de Dacie, à l’aube du IIe siècle, à partir de la laine des manteaux portés par les soldats blessés et des perce-neige nourris par le sang de ces héros morts au combat.
Ainsi, le rite du Printemps s’exprime de nombreuses façons selon les traditions et quelle que soit sa forme, il nous rappelle que le printemps est le réveil des énergies et le renouveau de la nature, pour un nouveau cycle de la vie, malgré les circonstances actuelles difficiles dans les Pays de l’Est.
par Alice TERTRAIS
Membre de Nouvelle Acropole Paris V
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