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Le mythe mochica du héros « Ai Apaec »

Actuellement se tient à Paris une exposition exceptionnelle, « Machu Picchu et les trésors du Pérou » (1) qui présente de très belles œuvres de la collection du Musée Larco de Lima de façon originale et avec une excellente interprétation symbolique. Nous vous conseillons de profiter de l’été pour la visiter en réservant à l’avance, car elle rencontre un grand succès bien mérité. 

Dans tous les territoires andins d’Amérique du Sud, dont le Pérou, ont fleuri, depuis des temps archaïques de nombreuses cultures, dont certaines sur la côte du Pacifique, d’autres au cœur des forêts ou encore dans les montagnes andines. La plus connue est la civilisation inca qui a érigé la fabuleuse cité de Machu Picchu et qui fut la dernière civilisation précolombienne du Pérou confrontée avec la conquête espagnole qui signa sa chute.
Malgré la grande diversité des cultures amérindiennes, on décèle un langage symbolique commun issu d’une compénétration profonde avec la nature et l’observation de sa faune, sa flore et les cycles du vivant (2). On retrouve dans sa richesse symbolique des éléments communs avec d’autres traditions du monde, ce qui nous rappelle l’universalité du sacré telle que décrite par Mircea Eliade comme une fonction fondamentale et universelle de la conscience humaine (3).

La cosmogonie andine et les trois mondes

Les civilisations précolombiennes du Pérou étaient éminemment agricoles. En observant le ciel et contemplant les cycles du Soleil, de la Lune et des astres, ils savaient anticiper le rythme des saisons, la venue de la pluie ou la descente de l’eau des montagnes nécessaire pour irriguer les champs. De cette contemplation de l’harmonie de la nature, ils déduisirent l’existence d’êtres supérieurs – les dieux – comme régents des éléments et de toutes les forces se manifestant dans trois mondes : le monde céleste ou d’en haut ; le monde terrestre des humains et le monde souterrain ou d’en bas. 
Comme bien d’autres civilisations, ils attribuèrent des polarités complémentaires au monde céleste, diurne, associé au Soleil et au principe masculin, rayonnant et actif face au monde souterrain, nocturne, associé à la Lune et à la Terre, au principe féminin, réceptif et changeant. 

Le monde « d’en haut », Hanan Pacha, est symbolisé par les êtres qui ont une capacité de voler vers lui depuis le sol : les oiseaux. Il est en relation permanente avec le monde « d’en bas » : le Uku Pacha.
Dans le monde souterrain, humide et sombre comme le ventre de la mère, se conçoit la nouvelle vie, comme celle des graines semées qui germent et dont les racines des plantes poussent et se répandent. Sa manifestation physique est la Pachamama, ou Terre-Mère, fertile et productive. Les morts habitent aussi le Uku Pacha retournant à leur lieu d’origine où la vie est regénérée. Le monde « d’en bas » est aussi lié à l’eau qui permet à la vie et qui se manifeste dans les sources d’eau, les rivières et les lacs. Le Uku Pacha est symbolisé dans les Andes par les êtres qui peuvent y entrer : les serpents. 

Les êtres humains vivent à l’interface entre le monde « d’en haut » et le monde « d’en bas ». L’espace et le temps de l’expérience humaine, l’ici et maintenant, se nomme Kay Pacha, espace de connexion ou de tinkuy où des forces opposées et complémentaires interagissent. C’est là que s’établissent les relations qui génèrent la vie, comme l’union de la lumière du soleil avec l’eau et la terre qui permet aux plantes de germer. C’est là où se mènent les travaux agricoles et se déroulent les unions sexuelles qui maintiennent la vie humaine. Vivre sur cette terre demande des efforts et un dévouement constant. C’est pourquoi, la force nécessaire pour vivre dans le Kay Pacha était symbolisée par les grands félins, tel le jaguar et le puma qui sont les plus grands prédateurs du territoire andin-amazonien : ils sont au sommet du cycle de l’azote. 
Ainsi, dans le monde andin, les félins représentent le Kay Pacha, les oiseaux le Hanan Pacha et les serpents le Uku Pacha. Ce sont les trois animaux sacrés de l’ancien Pérou.» (4)

« Ai Apaec », le héros mochica retrace les étapes du voyage universel du héros 

L’un des récits mythologiques que l’on peut reconstituer à partir de grand nombre de représentations est celui d’un personnage de la culture mochica (côte nord du Pérou, 100 à 800 ap. J.- C.), Ai Apaec (le faisseur). 
Personnage humain porteur des attributs de trois animaux rituels, il accomplit un périple magique à travers les trois mondes pour ramener le Soleil et reconstituer la vitalité du cycle de la vie. Comme dans tous les modèles héroïques, il monte au monde « d’en haut », descend au monde « d’en bas », se confrontant à des puissances animales dont il s’approprie les qualités ; meurt, tué par un monstre des ténèbres et ensuite, se régénère dans le monde des morts, s’unissant à la déesse Mère Terre pour revitaliser la nature et rejaillir sous forme des espèces végétales. Lorsque la vie renaît, l’ordre du monde est rétabli et le Soleil reprend sa marche au-dessus de l’horizon. 
« Le voyage héroïque que fait Ai Apaec est une traversée individuelle et collective ; c’est le rêve personnel devenu mythe et c’est le mythe collectif qui s’incarne dans chaque expérience individuelle. À travers l’histoire, on retrouve des personnages héroïques de ce type dans toutes les sociétés du monde. Des personnages tels que Gilgamesh (Mésopotamie), Orphée (Grèce), Hercule (Rome) et Jésus-Christ (Israël) ont incarné le héros mythologique civilisateur qui traverse les mondes, fait face à des défis, meurt et renaît en apportant des messages, des enseignements et l’espoir d’une régénération permanente à son peuple. » (5)

Le récit mythologique du périple d’Ai Apaec

Ai Apaec porte des crocs et la coiffe d’un félin rehaussé des plumes d’oiseaux et des boucles d’oreilles représentant des serpents. Il vit dans une vallée fertile dans le monde « d’ici et maintenant ». Ses crocs et sa parure de tête ornée d’un visage de félin symbolisent sa puissance terrestre. Les plumes de sa coiffe frontale lui donnent le pouvoir de voyager dans le monde d’en haut. Ses boucles d’oreille et sa ceinture en forme de serpent lui permettent d’entrer dans le monde d’en bas et sa chemise au motif échelonné indique qu’il est capable de traverser ces mondes. Tel le chamane, il maîtrise les forces des trois mondes.
Son voyage héroïque le mènera depuis cette terre, Kay Pacha, vers le monde d’en haut, Hanan Pacha, à la recherche du Soleil qui s’enfonce soudainement dans la mer. Le héros plonge dans le monde profond et sombre de la mer, affronte de dangereux adversaires sur le rivage et dans la profondeur de l’océan. Il meurt et entre dans le monde d’en bas, le Uku Pacha. Aidé par des forces ancestrales, il parvient à renaître et à retrouver son pouvoir. Il réussit à sauver le Soleil des ténèbres, lui permettant de briller à nouveau et d’assurer ainsi la subsistance de sa communauté.
On retrouve dans le périple les trois étapes du héros : la préparation dans le monde des vivants ; le périple se confrontant aux épreuves, à la mort initiatique qui le conduit dans le monde de l’au-delà, le contact avec les forces régénératrices du féminin sacré qui lui redonnent la vie (à la manière d’Isis et Osiris) et le retour pour apporter paix et prospérité à son royaume et retour à l’ordre cosmique avec le Soleil qui reprend sa course céleste (6).

L’entrée dans la mer et les combats dans l’océan

La traversée commence lorsque Ai Apaec, à la poursuite du Soleil déclinant, gravit la montagne et vole dans le ciel sur un vautour à tète rouge. Il est accompagné de deux amis, le lézard rusé, toujours prêt à l’aider et le chien tacheté, fidèle compagnon qui lui annonce les dangers et l’introduit dans les différents mondes. Comme être terrestre, il apporte avec lui un trésor du Kay Pacha, le haricot de Lima noir et blanc qui lui servira pour des échanges.
L’envol le conduit jusqu’à la plage où les gardiens de la mer l’attendent sur le rivage. Il a atteint le seuil entre le monde terrestre et le monde marin. Et doit entrer dans le monde d’en bas pour ramener le Soleil et faire revenir la lumière sur Terre. 
Près des rochers se trouve le Crabe Géant, connaisseur des secrets de la plage, qui sait marcher dans le sable et se nourrir dans la mer. Lors de cette rencontre, Ai Apaec obtient la force et les aptitudes de ce gardien de la mer : il revêt ses pinces fermes et puissantes pour avancer dans la mer, sachant qu’un long voyage l’attend. 
En entrant dans les eaux, il rencontre la Grande Raie, qu’il capture et qui lui transmet la ruse et l’agilité pour avancer rapidement et furtivement dans la mer. 

Sous l’écume des vagues, il rencontre l’Homme-Oursin, gardien protégé par des épines acérées et menaçantes. Il porte un bijou dont Ai Apaec a besoin : l’ornement du nez ou nariguera qui permettra au héros d’avancer dans la mer sans se noyer. En échange, Ai Apaec lui remet un sac avec des haricots Lima blancs et noirs, symbole d’abondance, de régénération.

Après, il rencontre l’Homme-Poisson-globe qui porte une coiffe aux pouvoirs du Hibou qui lui permet de voir dans l’obscurité et il porte des boucles d’oreille qui protègent ses oreilles. Le héros en a besoin pour atteindre les profondeurs marines. Ai Apaec échange encore ces attributs contre des haricots Lima blancs et noirs. Ce long périple dans les mondes aquatiques a marqué le héros qui apparaît sous les traits d’un vieillard. 

À présent il est bien préparé pour continuer son voyage dans le monde d’en bas : il s’est raffermi avec l’armure du Grand Crabe ; il sait pêcher et nager furtivement comme la Grande Raie ; il possède les pouvoirs de respirer sous l’eau grâce à l’Homme-Oursin et de voir dans l’obscurité grâce à l’Homme-Poisson-globe.

La confrontation avec les forces des profondeurs et avec ses propres ténèbres

Il a donc développé des pouvoirs internes qui lui permettront de se confronter à une mort initiatique. Immergé dans l’océan, il rencontre l’Escargot géant qu’il combat avec courage avec harpons et propulseurs. Il en fera une offrande essentielle pour le dieu de la Montagne, pour garantir le retour des eaux. L’escargot a le pouvoir de faire renaître la vie sur terre. Son corps en spirale porte le message du cycle de la vie et de la régénération de la nature. 
Ai Apaec continue son voyage dans les eaux profondes, portant la coiffe du Hibou pour voir dans le noir. Là, il affronte l’être de l’Obscurité, mélange de lion de mer, de raie et de requin. Ils livrent une dure bataille et l’être des Ténèbres attrape la tête d’Ai Apaec et le décapite. 

Ai Apaec dans le monde « d’en bas » : de la mort à la renaissance

Le héros est mort et son visage cadavérique indique qu’il est devenu un habitant du monde des morts. Mais grâce à son dévouement et son courage, des oiseaux, messagers du Hanan Pacha, viennent à son secours. Un fou varié et un vautour le conduisent dans les îles où vivent les ancêtres. Avec l’aide d’une Chamane-Chouette, il récupère sa virilité. 
Une fois rétabli, il s’unit à la Terre-Mère, Pachamama. Ils s’accouplent dans une union féconde sous l’arc en ciel représenté par un grand serpent à deux têtes.
De cette union naît un arbre de vie qui relie la terre au ciel : arbre mythique où poussent d’un côté les ulluchus, fruits symboliquement masculins liés au sacrifice et de l’autre, des fruits en forme de vulve symboliquement féminins qui pourraient être des nectandras.
Cette scène de rencontre et de régénération, de tinkuy, était probablement en rapport avec un moment important du calendrier agricole où les deux forces opposées et complémentaires, masculine et féminine, se rejoignent pour la régénération d’un nouveau cycle. Elles peuvent être en rapport avec les semailles du mois de septembre ou bien avec le moment où le Soleil est le plus éloigné au nord et doit revenir pour assurer la renaissance de la vie, ce qui correspond au solstice d’hiver, entre le 20 et le 23 juin dans l’hémisphère sud.

« Ai Apaec », la renaissance et régénération de la nature

Une fois qu’Ai Apaec ait sauvé le Soleil des ténèbres, il retourne chez lui, revitalisé et vigoureux. Il se présente devant le puissant Dieu de la Montagne à qui il offre l’escargot. Le dieu garantit le retour des pluies qui alimenteront les rivières et les eaux irrigueront les champs. Ai Apaec à son tour, germe comme le piment, un aliment qui réchauffe et guérit en même temps. Et il devient également, l’épi de maïs, fruit doré issu du travail humain, qui devient chicha, la boisson préférée des dieux et qui rend joyeuses les célébrations.
Après son passage par le monde souterrain et son union avec la Terre-Mère, il devient le père des fruits germés.

Le mythe d’Ai Apaec finit comme la spirale qui achève son tour, en perpétuant le cycle de la vie dans un éternel recommencement.

(1) Exposition Machu Picchu et les trésors du Pérou, Cité de l’architecture, Paris, du 16 avril au 4 septembre https://www.citedelarchitecture.fr/fr/exposition/machu-picchu-et-les-tresors-du-perou
(2) Lire Les traditions de l’Amérique ancienne, Fernand Schwarz, Éditions Dangles, 1986
(3) Lire La tradition et les voies de la Connaissance, Fernand Schwarz, Éditions Acropolis, 2013
(4) Machu Picchu et les trésors du Pérou, Ulla Homquist Pachas et Carole Fraresso, Éditions Laboratoriorosso, 2022, page 44
(5) Ibidem, page 113
(6) Lire les dossiers : 
 – Quête du héros intérieur, revue Acropolis N° 139 (septembre-octobre 1994) 
–  Le périple du héros, revue Acropolis N°178 (juin-juillet-août-2003)
Voir sur youtube :
 https://www.youtube.com/watch?v=NbUOt6nSfjw
Illustrations :
Les objets sont de culture Mochica du Musée Larco, Lima, Pérou
par Laura WINCKLER
Co-fondatrice de Nouvelle Acropole France
© Nouvelle Acropole
La revue Acropolis est le journal d’information de Nouvelle Acropole

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