Le «social business», Une nouvelle voie pour sortir de la pauvreté
Pendant que des centaines de millions de personnes souffrent de la faim et qu’un nombre restreint de personnes riches contrôlent un tiers des richesses de la planète, des idéalistes, soucieux de changement, ont créé des «entreprises sociales» pour permettre aux pauvres de vivre dignement par le travail en appliquant les valeurs universelles que sont la solidarité et la fraternité. Muhammad Yunus en est un exemple incontestable.
Le 2400eme anniversaire de la fondation de l’Académie de Platon a été célébré en 2013. Malgré les enseignements de ce philosophe et d’autres sages comme Confucius, la mentalité de l’homme moderne n’a guère évolué depuis. Sinon, pourquoi y aurait-il encore 840 millions d’êtres humains qui ne mangent pas à leur faim (1) pendant que 10 000 personnes contrôlent (2) un tiers des richesses de la planète (3) !
En vérité, la technologie a été détournée par les Maîtres de la Caverne (4) pour pousser le peuple à une course frénétique vers le matérialisme avare et égoïste. Bien que l’espérance de vie humaine ait triplé, la société a-t-elle vraiment progressé depuis l’époque de Platon et Confucius ? En tant que simples citoyens, nous pouvons être indignés par la pauvreté mondiale. En clair, aujourd’hui, 1,2 milliard d’êtres humains sont condamnés à vivre dans la pauvreté et l’ignorance.
Le capitalisme 3.4 light (5), une solution ?
Face à ces défis, le comble est l’hypocrisie et l’indifférence que manifestent les pays riches dits démocratiques. Que proposent nos «leaders» face à ces injustices flagrantes ? : «faire du business», les mêmes solutions stériles qui ont conduit le monde dans l’impasse où il se trouve actuellement. L’O.N.U et les gouvernements prônent des solutions «politiquement correctes», soulignées par Platon et Confucius, à savoir l’application de l’éducation et de la justice. Cette stratégie est utilisée pour soulager leur conscience et redorer leur image publique. Ils veulent sauver notre vieux monde corrompu en le transformant en «capitalisme 3.4 !», un capitalisme «light» un peu moins toxique.
Toutefois, le grand public n’est pas dupe. Ainsi, les fractures sociales et les indignations deviennent de plus en plus visibles, et les partis politiques extrêmes aux actions contestables se multiplient.
Des idéalistes qui osent penser autrement, s’indignent, réveillent leur conscience et expriment des espoirs de changement, en tirant les expériences des erreurs du passé. Ils opèrent une véritable contre-révolution pragmatique, basée sur la réorientation des «forces du marché» vers l’application sur le terrain de vertus telles que la générosité, la fraternité, la solidarité et la dignité. Un pionnier de ce changement, entre autres, est l’humaniste Muhammad Yunus (6) qui a fondé les microcrédits (7). Ce système, appelé «social business», («entreprises sociales»), a permis à des millions de pauvres de sortir de la pauvreté.
Apprendre à pêcher
Le social business n’est pas la charité : «quand un homme a faim, mieux vaut lui apprendre à pêcher que lui donner un poisson» disait Confucius.
Le modèle de «social business» proposé par Mohammed Yunus est controversé mais la concrétisation de la vision de Platon sur le terrain est une réussite incontestable (8). Le Groupe Grameen a aujourd’hui 80 millions de clients dans le Bangladesh, soit presque la moitié de la population ! Le groupe est incroyablement diversifié. Il y a plus de cinquante entreprises, y compris des succursales aux États-Unis, qui incluent des entreprises de micro-finance et de caisse d’épargne, des assurances, des hôpitaux pour les yeux, des entreprises fournissant des téléphones portables, de l’énergie solaire, de l’eau filtrée, des entreprises produisant des aliments à base de produits laitiers de haute nutrition, des organismes d’éducation fonctionnant en ligne…
Les critères du social business
L’exemple de Mohammad Yunus a inspiré des milliers d’autres projets, à l’initiative d’entrepreneurs sociaux.
Le «social business» constitue un modèle qui comporte quatre principes de base :
– Adapter les solutions aux personnes pauvres, rejeter les préjugés des banquiers en leur remettant la logique des institutions actuelles à l’esprit (9).
– Rejeter la charité comme la solution de la pauvreté. La création de richesses vient de la canalisation de l’initiative individuelle via le social business.
– Créer des entreprises financièrement rentables, viables et durables, appartenant souvent aux pauvres eux-mêmes qui sont indépendants des influences politiques.
– Travailler en réseau avec tous les acteurs de la société pour obtenir les économies d’échelle et l’efficacité nécessaire pour rester compétitif, rentable et durable.
Ce modèle est basé sur le volume, c’est-à-dire sur la production et la vente de produits et de services de bonne qualité, à un prix peu élevé et dégageant une faible marge. Ces entreprises fonctionnent sans aucune subvention du secteur public, assurent un salaire décent aux salariés et gardent une indépendance vis-à-vis de fonds spéculatifs ou de personnes riches qui veulent créer en amateur une innovation sociale.
Les entreprises ne distribuent pas les dividendes et les bénéfices sont réinvestis dans les entreprises pour améliorer la qualité, diminuer le prix des produits et services et élargir l’accès aux pauvres et au public. Économie et efficacité sont les moyens ; les finalités sont d’ordre social !
En bref, c’est un modèle économique inventif, qui casse les barrières stériles entre la charité des O.N.G. et l’avidité du capitalisme libéral. Ainsi, les patrons des entreprises sociales focalisent sur les objectifs de rentabilité et de durabilité, tout en respectant leurs responsabilités et finalités sociales envers leurs salariés (qui peuvent aussi être leurs propriétaires) (10). C’est ainsi que les êtres humains sortent de la pauvreté par le travail, la dignité et la verticalité de l’âme. En bref, le «social business» ne produit pas uniquement les biens et services, mais aussi la dignité, la solidarité, l’honnêteté et le bonheur.
Un modèle de «social business», l’entreprise Danone
Le premier modèle du «social business» fut Danone en 2005. Le niveau de nutrition des pauvres dans les pays démunis était très faible, et plus particulièrement critique auprès des jeunes enfants en bas âge. Ainsi, Mohammad Yunus, expert en relations publiques et en formation de réseaux sociaux a convaincu la compagnie Danone de produire un yoghourt renforcé en vitamines et micronutriments, à un prix abordable pour les pauvres (5 à 6 centimes). Malgré le fait que ce projet ne fût rentable, cette initiative fut supportée par les salariés et par 95% des actionnaires de l’entreprise ! Ainsi Franck Riboud, PDG de Danone, montra par ses actions concrètes son engagement envers la responsabilité sociale dans le monde – avec un bonus pour l’image d’une marque humaine – et devint un exemple pour les autres grandes entreprises. Plus impressionnant encore, Danone a établi un réseau de «social business» (11) et introduit une forme d’actionnariat sous forme de SICAV social «Danone communities» (12) géré par la banque du Crédit Agricole.
Les leçons à tirer de cette expérience
Muhammad Yunus a su canaliser les énergies du capitalisme (management, technologie et réseau de distribution) pour les diriger vers des finalités sociales et environnementales. Plutôt que de déclarer la guerre aux «méchants capitalistes», il a trouvé un terrain commun pour atteindre les objectifs sociaux, en permettant au capitalisme de montrer un autre aspect, celui de la responsabilité sociale. Cette stratégie de «gagnant/gagnant» a réussi en montrant que «l’homo economicus» (12) possède d’autres dimensions que le rationalisme cartésien, notamment une sensibilité envers l’altruisme social, si son âme est éveillée au contact des notions du Bon, du Beau, du Vrai et du Juste.
Une autre leçon concrète à tirer de cette expérience est que l’avantage le plus important dans les affaires n’est pas d’être le premier à lancer un projet mais d’être le premier à arriver à une échelle économique. Muhammad Yunus a bien compris que l’idée et l’invention représentent la partie la plus facile. La plus grande difficulté est leur exécution et leur application sur le terrain (13). Ainsi, pour réaliser le rêve d’éradiquer la pauvreté, il faudrait développer à une échelle massive, un réseau de distribution pour les personnes qui ont besoin des services ; et pour cela, conclure des alliances avec les grandes entreprises internationales.
Depuis plus de trente ans, le Muhammad Yunus a créé un écosystème global incluant des chefs d’État, des dirigeants d’entreprise (14), des entrepreneurs, des leaders d’opinion, des innovateurs populaires et des organisations de citoyens. Et malgré les attaques des gouvernements corrompus qui cherchent à le ruiner, son réseau a été utilisé pour combattre la pauvreté mondiale. Malgré son succès fulgurant et l’attribution prestigieuse d’un prix Nobel de la Paix en 2006, Muhammad Yunus est resté très humble dans son comportement et a utilisé un langage toujours simple pour transmettre son rêve aux jeunes idéalistes : celui d’éliminer la pauvreté mondiale et la mettre dans le musée de l’Histoire…
Par James H. LEE
(1) Selon l’ONU, en 2010, 1,2 milliard de personnes vivaient dans la pauvreté. L’objectif de l’ONU qui consistait à réduire ce nombre de moitié entre 1990 et 2015 a été déjà atteint ; mais ces bons résultats étaient concentrés en Asie et plus particulièrement en Chine. Or il y a d’autres pays en difficulté, notamment dans la région sub-saharienne, mais aussi dans les pays avec un revenu moyen
(2) Dans ce contexte, «contrôler» ne veut pas dire être propriétaire d’un bien ou d’une Société à responsabilité limitée (SARL) à 100%. Une procédure typique est l’établissement d’«un holding» qui détient assez d’actions pour contrôler les décisions clefs. Ce système d’engineering financier permet la création d’une pyramide de contrôle bien supérieure au capital investi. Cette forme de «levier» est très rentable si tout va bien, mais peut favoriser la spéculation plutôt que l’investissement à long terme ; et c’est très instable dans le cas d’une crise comme celle qu’a connu l’Asie en 1997
(3) Le Parti des Indignés contre le 1% en Espagne et Wall Street a fourni un chiffre erroné. En réalité, la concentration des richesses est plus importante mais les données sont difficiles à vérifier car les personnes dotées de grosses fortunes utilisent des astuces «légales» pour cacher leur capital. Plusieurs études indiquent qu’à peine 10.000 personnes «contrôlent» un tiers de la richesse de la planète
(4) Fait allusion à l’allégorie de la caverne, exposée par Platon dans le Livre VII de La République. Elle met en scène des hommes enchaînés et immobilisés dans une demeure souterraine, qui tournent le dos à l’entrée et ne voient que leurs ombres et celles projetées d’objets au loin derrière eux. Elle expose en termes imagés la capacité des hommes à accéder à la connaissance de la réalité, ainsi que la non moins difficile transmission de cette connaissance
(5) Le chiffre 3.4 est utilisé en matière de logiciel pour exprimer la version du logiciel. 3.4 suit le 3.3 qui lui-même suit le 3.1 … et le 3.4 améliore la version précédente. En matière d’économie le modèle 1.0 est le modèle économique classique, le 2.0 est le modèle économique de Keynes, le modèle 3.0 est le modèle économique néo-libéral qui s’est adapté aux exigences sociales. Le modèle économique 3.4 essaie d’atténuer les effets négatifs du 3.3. Le modèle économique 3.4 light atténue encore plus les effets négatifs du 3.4 mais n’apporte pas de solution durable au problème de la crise
(6) Économiste et entrepreneur bangladais, fondateur de la première institution de microcrédit, la Grameen Bank. Il détient une double chaire de philosophie et d’économie à l’université de Chittagong. Voir article paru dans la revue Acropolis n° 245 (octobre 2013), Sortir de la crise économique, des initiatives inspirées des enseignements de Platon et de Confucius, par James H. Lee
(7) La Grameen bank, littéralement, «Banque des villages», spécialiste du microcrédit. Créée officiellement en 1976 par Muhammad Yunus, elle dispose de près de 1.400 succursales et travaille pour plus de 50.000 villages dans le Bangladesh
(8) Muhammad Yunus, Building Social Business : The New Kind of Capitalism that Serves Humanity’s Most Pressing Needs, rééditions, éditions Public Affairs, 2011, en anglais
(9) Pour citer Yunus dans le contexte où les pauvres remboursent 97% de leurs emprunts : la question n’est pas : «les pauvres méritent-ils le crédit de banquiers ?, mais plutôt : les banquiers méritent-ils les pauvres ?»
(10) Un exemple d’entreprise sociale est Gonoshasthaya Kendra (GK) (Centre médical populaire de santé au Bangladesh : 67% des actions «charitable Trust») et Grameen (33% des actions dans l’usine de textile), en partenariat avec la fondation Novartis pour le développement durable. Citons également les entreprises où les propriétaires sont des personnes pauvres, comme l’usine Otto Grameen Textile
(11) Ce réseau inclut : Grameen Danone Foods, La Laiterie du Berger, 1001 Fontaines, Naandi Community Water Services (Inde) et Isomir (France)
(12) Voir www.danonecommunities.com
(13) Homme économique : en économie, représentation théorique et rationnelle du comportement de l’être humain, qui est à la base du modèle économique neo-classique
(14) Muhammad Yunus a créé un hôpital pour les yeux, excellente réplique de celui d’Aravind à Maduraï, en Inde du Sud, et à Pondichéry
(15) Les entreprises internationales qui ont établi un partenariat avec la Grameen bank sont répertoriées dans une liste analogue à celle de la revue américaine «Fortune 500». Elle inclut entre autres les entreprises suivantes : Veolia pour le filtrage d’eau saine dans les villages, subventionnée par les ventes de bonbonnes d’eau en ville au Bangladesh ; BASF pour les moustiquaires contre le paludisme ; Grameen Shakti pour les panneaux solaires et l’énergie renouvelable ; Adidas pour les chaussures à 1 dollar ; Uniqlo au Japon pour les vêtements ; Intel pour l’informatique et Grameen qui fabrique les portables bon marché, déjà utilisés par des millions de personnes…
À LIRE
La promesse du pire
Viviane FORRESTER
Éditions du Seuil, 40 pages, 5 €
Un très petit livre qui dénonce avec l’énergie du désespoir les méfaits de l’ère de la spéculation où la marchandise n’est plus le sujet de l’échange mais où «l’échange en soi devient la marchandise». Voulant écrire une suite à son célèbre ouvrage L’horreur économique, Viviane Forrester n’en écrivit que 30 pages, interrompue par sa mort le 30 avril 2013.
Global burn-out
Pascal CHABOT
Éditions PUF, 145 pages, 15 €
Une réflexion philosophique très riche sur un phénomène dramatique touchant de plus en plus d’individus dans leur santé physique et psychique : le burn-out, terme anglo-saxon évoquant la flamme ! L’auteur, philosophe belge, assimile cette perturbation individuelle à celle que vit tout individu. la société moderne et la définit comme l’incandescence du système qui s’en prend à l’individu et consume aussi certaines parties de la terre. Mais comme le dit l’auteur : «le grand gâchis serait que l’époque la plus favorisée sur le plan matériel soit aussi la plus dépourvue de sens et de spiritualité». La solution proposée est complexe mais rend la lecture de cet ouvrage passionnante.
Théories du bordel économique
Pierre-Henri de MENTHON, Airy ROUTIER
Éditions JC Lattès, 280 pages, 17 €
Un ouvrage écrit par des spécialistes de l’économie, s’exprimant régulièrement dans la revue Challenges. Ils décrivent l’exubérance de la réflexion contemporaine sur l’économie en crise, toutes les divergences idéologiques et les affrontements qui en résultent. Leur ton est caustique mais leur approche optimiste : ils considèrent que les pessimistes surfent sur les angoisses collectives, que les nouveaux économistes gèrent mieux la crise actuelle que leurs prédécesseurs de 1929 et que le recul de la pauvreté dans le monde est notable.