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Khalil Gibran, unir les hommes par le langage de l’âme

Qu’il écrive en anglais ou en arabe littéraire, le poète et écrivain libanais Khalil Gibran (1883-1931) n’a eu de cesse de servir la Sagesse faite Beauté. S’il inspire ses lecteurs à se tourner vers la vie de leur âme, c’est grâce au chemin intérieur parcouru à la rencontre de lui-même, à la faveur de ce qui ressemble bien à un parcours spirituel et artistique vers l’Unité.

Khalil Gibran est né le 6 janvier 1883 à Bécharré, au Liban, dans une famille chrétienne maronite. Dans son environnement et son éducation, la religion et la spiritualité ont une place importante, de même que la nature, puisqu’il grandit au cœur des montagnes du Liban, aux côtés de son demi-frère et de ses deux sœurs. 

La révélation du langage de l’art 

Dès sa prime jeunesse, son talent pour le dessin se révèle. Il dessine avec un morceau de craie ou de charbon sur les murs de sa maison. Sa mère l’encourage en lui offrant un livre sur Léonard de Vinci. Cette découverte va beaucoup l’impacter : « cela eut sur [lui] l’effet de l’aiguille d’une boussole sur un bateau égaré dans la brume » (1).
Il connaît une enfance et une jeunesse éprouvantes : emprisonnement de son père, émigration avec sa mère et sa famille aux Etats-Unis, décès de sa sœur, puis son frère, et enfin sa mère lorsqu’il a 20 ans. Ces épreuves renforcent à la fois sa combativité et la puissance de son art. Le fait de toucher sa sensibilité fait émerger l’élan vers le Beau, avec une poésie extrêmement subtile, précise et délicate. Son art exprime à la fois sa sensibilité et ses convictions, forgées au fil des épreuves transcendées, qui lui donnent accès à une autre réalité, profonde et élevée.

Une force et une ressource intérieures impressionnantes

Il parle d’une deuxième naissance avec Le Prophète. Fruit d’une longue maturation, cet ouvrage est pour lui le couronnement de son œuvre. Comme le fit près de vingt siècles plus tôt Marc-Aurèle dans les Pensées pour moi-même, il y restitue le fruit de la rencontre entre des enseignements et son vécu intérieur. C’est probablement ce langage du vécu qui a fait le grand succès de cet ouvrage, au verbe poétique, sobre et élégant, depuis sa publication en 1923.

Le langage de l’âme

Jorge Angel Livraga, philosophe et fondateur de Nouvelle Acropole, disait que « la valeur des mots ne réside pas dans ce qu’ils renferment mais dans ce qu’ils libèrent » (2). Cet aphorisme illustre à merveille l’écriture de Khalil Gibran, qui enseigne directement au cœur et à l’âme. 

Aujourd’hui, nous utilisons peu ce langage. Dans nos sociétés centrées sur l’utilitarisme et la technique, ce que nous apporte fondamentalement Khalil Gibran est cet espace à l’intérieur de nos consciences pour aller vers la compréhension et la réalité des choses. Ses mots ont un pouvoir évocateur. C’est ainsi qu’il a conçu son œuvre. Il transmet des paraboles, mais c’est au lecteur de se les approprier : « le lecteur doit avoir son mot à dire » (3). 
Khalil Gibran voile la vérité, utilisant à merveille l’art du symbole. Peut-être est-ce dans cette réalité cachée que réside un potentiel inexploré de sagesse. Il ouvre beaucoup de questionnements, et, au début de l’œuvre, interpelle le lecteur : « de quoi vous parlerai-je, sinon de ce qui agit en cet instant même dans vos âmes » (4). Tout le monde peut dès lors se sentir concerné, appelé, interpellé, s’il choisit de l’être. 
Sa démarche procède du parcours philosophique de celui qui veut apprendre et cheminer vers la sagesse.

Aller vers l’unité

Khalil Gibran parle à l’âme, et par son exemple, nous invite à cheminer vers l’unité. 
Son œuvre est imprégnée du lien mystique qu’il entretient avec « Dieu ». Pas le dieu d’une religion, qu’il rejette, mais l’Unité primordiale. Cette recherche de l’unité parcourt son œuvre, sa vie, son chemin de pensée et d’évolution. Elle procède d’une connexion naturelle à l’universalisme : alliant les religions, et allant au-delà pour saisir l’essence de leur message. Pour lui, il existe une sagesse atemporelle qui irrigue et transcende toutes les religions.
Il a vécu en Orient et en Occident et les a reliés au niveau culturel, de la langue et des modes de vie. Il a su jongler entre les langues selon ce qu’il avait à exprimer. Il a ainsi choisi d’écrire Le Prophète en anglais, une langue plus épurée, l’arabe étant trop élaboré pour aller à cette ascèse des mots. 

Une éducation empreinte de spiritualité

Cette approche intégratrice et harmonisatrice a été rendue possible par une éducation orientale et occidentale, à la fois ouverte et empreinte de spiritualité. Quand il étudie au Collège de la Sagesse au Liban, il fait une rencontre marquante avec le soufisme.
Cette tradition le touche profondément par sa capacité à exprimer l’union avec Dieu, et entre les spiritualités. Il éprouve en particulier une grande admiration pour le théologien et penseur Al-Ghazali (1058-1111) : « en Ghazali, j’ai trouvé le maillon doré qui relie ses prédécesseurs, les mystiques de l’Inde, aux théologiens qui lui ont succédé » (5).
Par son art, Khalil Gibran transcende les frontières des religions tout en cherchant de toutes ses forces le message universel contenu dans chacune d’entre elles. A ceux qui défendent le mosaïsme, le brahmanisme, le bouddhisme, le christianisme, l’islam, il répond : « il n’y a qu’une seule religion abstraite et absolue dont les manifestations sont multiples ».
Sa vision de la mystique est celle d’un cheminement intérieur vers l’unité universelle, où l’homme doit « avancer avec un désir ardent vers son moi-divin ». Ce chemin est celui de l’Amour par le désir sublimé (6).
Ce message d’union est un antidote à toutes les pensées uniques, dogmatismes et autres fanatismes. Il ouvre la voie à un chemin de réconciliation et d’harmonisation des contraires, et par conséquent de paix. Une paix qui vient de l’élévation de la conscience et de l’âme, par un élan constant d’amour de l’Unité.

Du langage de l’âme à l’amour de la Sagesse

Le principe de la philosophie est d’aimer la sagesse, ce qui amène à vouloir s’unir à elle. Khalil Gibran nous la fait aimer, par une ouverture du cœur au Beau et au Vrai, qui conduisent vers l’Unité. Par ce cheminement, il est possible de dépasser la vision particulière pour aller vers l’universel.
Même si nous ne sommes pas des mystiques ou des artistes, nous pouvons tous avancer dans cette direction. Un artiste comme Khalil Gibran nous inspire à suivre un sentier de profondeur et d’élévation qui nous fait contacter l’essentiel, et invite à vivre l’émerveillement comme voie philosophique d’union à soi et aux autres.

(1) Khalil GIBRAN, Lettre à May Ziadé du 6 février 1925in BUSHRUI Suheil et AL-KUZBARI Salma, Lettres d’amour de Khalil Gibran à May Ziadé, Paris, Librairie Médicis, 1990
(2) Jorge Angel LIVRAGA, Prends ton envol, Editions Nouvelle Acropole, 2002, page 61
(3) Alexandre NAJJAR, Khalil Gibran, Œuvres complètes, Editions Robert Laffont, 2006, page 913
(4) Khalil GIBRAN, Le Prophètein NAJJAR Alexandre, ibidem, page 526
(5) NAJJAR Alexandre, ibidem, page 923
(6) Ibidem, page 892
Conférences sur Youtube
Khalil Gibran – Les philosophes de l’âme et les mystères de la vie intérieure
https://www.youtube.com/watch?v=VnEvH28dGX4
Khalil Gibran – Parle nous de la Beauté – Les philosophes de l’âme
https://www.youtube.com/watch?v=27_6syS8MSk
À écouter en podcast : https://www.buzzsprout.com/293021/15687472-khalil-gibran-parle-nous-de-la-beaute
Hélène CARRÉ
Directrice du centre Nouvelle Acropole Rouen
© Nouvelle Acropole
La revue Acropolis est la revue d’information de l’école de philosophie Nouvelle Acropole 

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