Philosophie

Vitesse et superficialité

À une époque où tout le monde court dans tous les sens, le grand danger est la superficialité et la solitude. Il faut savoir s’arrêter de temps en temps.

Si nous voulons parvenir aux véritables et profondes transformations qui donnent sens et valeur à la vie, nous devrons d’abord affronter et résoudre une situation oppressive qui nous affecte ces derniers temps : la vitesse et son cortège de superficialité.

Le style lié à la quête du succès qui prédomine dans les sociétés actuelles a généré un grand dynamisme et une grande vitesse dans les actions ; une course folle dont nous ne savons pas où elle mène ni où elle finit. Cela ne signifie pas qu’ainsi les actions soient meilleures, plus utiles ou plus justes mais que nous sommes quasi obligés de nous aligner sur ce que tous font.

En plus du travail, des activités que chacun réalise, de s’occuper des relations personnelles, il y a les autres exigences qu’imposent les modes de toute espèce, sans compter avec l’utilisation des moyens informatiques qui réclament des actualisations constantes. Nous sommes tous happés par une infinité d’appareils, de programmes, d’applications, de nouveautés dans la communication virtuelle ; par la nécessité d’écrire, de lire et de répondre à quantité de messages sans substance dans la majorité des cas. Nous sommes informés de tout, bien que dans le fond nous ne sachions quasiment rien de rien.

Tout change, tout est périssable

La vitesse fait que tout change, comme dans le paysage qu’on voit à travers la vitre d’un train qui voyage à grande vitesse. Les valeurs d’hier ne sont plus celles d’aujourd’hui, et demain on verra bien… Tout est périssable. En une semaine, on peut ne plus être dans le coup et tomber dans le ridicule pour des détails idiots. Ce mouvement imparable nous procure l’illusion d’être en action permanente mais, pour la garder, il faut une certaine vitesse physique et psychologique qui finit par épuiser ou vider celui qui vit de cette façon.

Le terrible résultat de cette course débridée dans le temps conduit inévitablement à la superficialité et, bien que cela paraisse paradoxal, à la solitude.

Les effets négatifs de la superficialité

Imaginons une sphère : si nous sommes au centre, nous pouvons tourner sur nous-mêmes presque sans nous déplacer et en totale tranquillité ; si, par contre, nous sommes à la superficie, nous devons courir à toute vitesse pour aller d’un endroit à un autre. Plus grande est la sphère, plus nous devons courir, plus nous sommes obligés d’avancer dans une course sans fin qui ne nous permet pas de percevoir le centre de la sphère pour connaître l’origine, la cause du monde dans lequel nous agissons. En contrepartie, la vitesse extérieure nous a rendus paresseux et statiques pour le mouvement intérieur. Il en coûte un grand effort pour se connaître soi-même, découvrir les facettes de sa propre conscience, assumer des responsabilités, se déterminer, décider de sa propre vie, établir des caps plus ou moins sûrs.

Cette superficialité n’affecte pas seulement la vitesse vitale mais génère de nombreux autres effets secondaires :

  • Le premier est une grande anxiété, la maladie mère de toutes les maladies. L’anxiété est la démonstration de la confusion qui règne à la superficie et de l’absence de buts stables. Comme rien n’a de valeur, la méfiance fait son apparition destructive ; nous nous méfions de tout et de tous, ou bien nous créons des relations aussi superficielles que notre propre course sur la partie extérieure de la sphère de l’exemple utilisé plus haut. Il n’y a pas d’amours, il y a des impulsions ; il n’y a pas de valeurs, il y a des banalités changeantes et arbitraires ; il n’y a pas de sens de la vie, il y a par contre un taux de suicide terrifiant ; il n’y a pas d’imagination, il y a une cécité intérieure ; il n’y a pas de vocations mais des possibilités de gagner de l’argent ; il n’y a pas d’idéaux ni d’idées profondes mais le besoin d’être aimés et acceptés ; il n’y a pas de justice mais des lois variables et l’astuce pour s’y dérober ; il n’y a pas de respect mais de la flatterie ou de l’effronterie. Alors, comment peut-on vivre en paix ou avec une certaine sérénité ?
  • Le deuxième des effets secondaires, et peut-être le plus dangereux, est une grande méconnaissance de soi-même, parce qu’on n’a pas le temps de s’arrêter, de s’examiner, de se connaître, d’établir un contact avec son Moi intime. Exercice béni que celui de s’examiner, que nous a légué Socrate et qui continue à être un élément fondamental pour vivre en paix avec soi-même. La personne superficielle ne voit que son corps, elle veille à sa beauté et à sa santé, elle veille à son apparence parce que toutes les valeurs s’appuient sur l’aspect externe des choses. La personne qui apprend à s’examiner de l’intérieur commence à voir son âme, elle éveille sa conscience, sa capacité de raisonner, apprendre, discerner entre une chose et une autre, choisir, construire son existence. Tout un trésor ! Mais celui qui ne se connaît pas ne peut non plus connaître les autres. Cela implique de graves problèmes de communication et de relation entre les êtres humains.
  • Nous tombons ainsi sur un autre des graves effets secondaires de la superficialité, qui est la solitude.

Il est paradoxal qu’à l’ère des communications, lorsque toutes les nouvelles volent et qu’il n’y a pas le temps de penser à ce que nous ferons ni à ce que nous dirons, lorsqu’il semble que nous soyons plus proches que jamais les uns des autres, c’est alors que nous nous sentons le plus seuls.

Il est évident qu’un écran, quelle que soit sa taille et les applications qu’il possède, ne remplace jamais la proximité chaleureuse d’une personne. Ce n’est pas la même chose d’écrire des phrases courtes, incomplètes et sans connexion, et de parler aux personnes avec le cœur. C’est n’est pas la même chose de se cacher dans l’anonymat d’un artéfact et de regarder dans les yeux, tout droit, directement. Cette marée de communication virtuelle nous isole et nous fait nous sentir seuls. Avec qui et de quoi parler ? Avec qui partager des expériences vitales transcendantes et pas seulement des détails triviaux ?

Aller moins vite ?

Pour sortir de la solitude, il faut sortir de la superficialité et il faut freiner la vitesse.

Il pourrait sembler que je suis en train de lancer une invitation à la lenteur ou à la paresse. Tout le contraire. Chacun doit découvrir son rythme vital et l’accélérer à partir d’une saine connaissance de soi-même. Nous ne sommes pas semblables et nos courses ne peuvent être les mêmes. Mais tous, quel que soit notre rythme, nous avons besoin de nous arrêter de temps à autre pour entrer en notre for intérieur, là où naissent, vivent et se développent les valeurs humaines authentiques et durables ; cela demande du temps et pas de la vitesse.

Il est curieux de constater que la vitesse nous a dérobé le temps et nous a éloignés du centre intime des choses, des personnes, des événements.

Nous ne savons pas ou ne pouvons pas ou ne voulons pas discerner ce qui se passe autour de nous, ni dans les êtres avec lesquels nous vivons, ni en nous-mêmes. On nous a obligés à rendre un culte à la nouveauté et on nous a éloignés de l’éternel parce que la nouveauté est superficielle et l’éternel est dans le centre, dans le cœur.

Il vaut la peine de prendre un nouveau départ sans tant d’artifices et de pressions angoissantes, pour récupérer la valeur des attitudes, des mots, des sentiments, des idées, le sens de l’existence, le sens de la convivialité humaine, le tracé de l’Histoire. Cette fois, la course sera avec nous-mêmes et avec l’engagement inéluctable que veut dire être vivant.

Par Délia STEINBERG GUZMAN

Traduit de l’espagnol par Marie-Françoise Touret

N.D.L.R. : Le chapeau et les intertitres ont été rajoutés par la rédaction

Nous avons besoin de temps en temps de nous arrêter
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